La Légion Des Damnés
copains à les soigner et les soutenir en plus de tout le reste, c'est une chose qui ne vient jamais à l'esprit des gens assis tout en haut de l'échelle.
Le médecin-chef secoua la tête d'un air douloureux en me disant au revoir, et Barbara se mit à sangloter quand je lui appris la nouvelle. J'étais moi-même si déprimé et si plein d'amertume que je ne me sentais aucun désir de la consoler. N'eût-il pas été hypocrite de faire semblant de consoler la femme qui m'aimait et que j'aimais ? C'est ce que je pensais, du moins, sur le moment, et je me bornai à noyer le tout dans une sensualité débridée.
La porte n'était pas fermée à clef, mais je crois que ni elle, ni moi, ne nous fussions tracassés si l'Allemagne entière avait envahi la chambre ! Nous étions dans notre droit. Le peuple avait tant exigé de nous — ou ce qui revient au même avait permis que l'on exigeât tant, en son nom — que nous avions le droit d'exiger au moins cela, en échange. Je restai allongé sur le lit de Barbara, tandis qu'elle se rhabillait vivement pour regagner son poste. Puis j'allumai une cigarette et m'efforçai de clarifier ma situation...
Mais il n'y avait rien à clarifier. A moins, naturellement, que je ne me décide à déserter une seconde fois. Je n'avais pas peur de le faire. Mais je n'avais pas peur, non plus, de remonter au front. Je n'avais plus peur de quoi que ce fût, j'avais dépassé la peur et je ne ressentais plus qu'une haine féroce, glacée, envers ce que nous haïssions tous, sous la dénomination unanime de « cette saloperie de guerre ». Ayant laissé la peur très loin en arrière, autant retourner là-bas pour étudier le phénomène du point de vue désintéressé d'une amertume objective... J'en étais là de mes pensées profondes quand Margaret pénétra dans la chambre et, sanglotant convulsivement, se jeta en travers de son lit, à l'aveuglette, sans avoir remarqué ma présence. Elle avait une lettre à la main et je compris, aussitôt, que Stege avait été tué.
Je me le répétai mentalement et sans surprise. Je n'avais pas besoin de lire la lettre. Hugo était mort.
Silencieusement, je lui passai mes cigarettes. Elle sursauta violemment et me regarda.
— Oh !... Vous êtes là ? Je ne vous avais pas vu...
— Je sais. Fermez la porte à clef pendant que je m'habille, voulez-vous ? J'en ai pour deux minutes.
Je m'habillai donc, tandis qu'elle sanglotait de plus belle. Ensuite, je re-débouclai la porte et lus la lettre :
Front de l'Est, novembre 1943.
Feldpostnummer 23645
Feldwebel Willie Beier
Ma chère Mademoiselle Margaret Schneider,
Je vous écris, en tant que bon copain d'Hugo Stege, pour vous communiquer la triste nouvelle de sa mort. Il nous a dit tant de jolies choses sur votre compte que je ne comprends que trop bien quelle immense peine cette lettre va vous apporter.
Peut-être ces quelques détails sur les circonstances du terrible événement pourront-ils vous réconforter dans une faible mesure ?
Nous étions en patrouille, dans notre voiture blindée, quand une salve a brusquement atteint notre véhicule. Touché d'une balle en pleine tempe, votre fiancé est mort sur le coup. Il avait gardé, dans la mort, ce sourire sympa que nous aimions tous, et c'est la meilleure preuve qu'il n'a pas eu le temps de souffrir.
Je vous supplie de ne pas vous abandonner au désespoir. Vous êtes jeune et vous devez me promettre d'oublier cette tragédie aussi vite que possible. La vie vous réservera, j'en suis sûr, bien d'autres instants de bonheur, et même si mon conseil vous choque, sur le moment, je crois que le mieux que vous puissiez faire est de trouver très vite un jeune et brave garçon que vous aimerez, tôt ou tard, autant que maintenant vous aimez Hugo. Pour l'amour de votre bien-aimé et de mon bon copain disparu, ne pleurez pas. Vous ne feriez que l'attrister, s'il peut vous voir. Souriez plutôt en songeant à tout ce qui lui aura été épargné. Nous ne savons pas ce qui arrive à nos morts, mais dans les circonstances actuelles, nous savons, au moins, qu'ils sont à meilleure place que les vivants.
Je reste auprès de vous de tout cœur.
Willie Beier.
Cette lettre donne une image saisissante du Vieux et de sa gentillesse paternelle. Il y avait, au même courrier, une lettre pour moi:
Chère vieille tige,
Merci pour tes bafouilles. On en a reçu cinq d'un coup. Pas le temps de t'écrire bien longuement, parce qu'on est dans la merde
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