LA LETTRE ÉCARLATE
son visage qui pût attirer l’Amour, rien dans ses formes, toujours majestueuses et rappelant celles d’une statue, que la Passion rêverait jamais d’enlacer, c’était pour une autre raison. Elle avait perdu un des attributs essentiels de la féminité. Tel est souvent le destin, telle est l’implacable évolution de la personne et du caractère féminins quand la femme a traversé une épreuve particulièrement dure. Si en des cas pareils la femme n’est que tendresse, elle mourra. Si elle survit, la tendresse en elle ou sera écrasée, ou (et extérieurement le résultat sera le même) si profondément refoulée qu’elle ne pourra plus jamais se manifester. La dernière théorie est probablement la plus conforme à la réalité. Celle qui a été femme et a cessé de l’être peut, d’un moment à l’autre, le redevenir pourvu qu’elle soit touchée par le pouvoir magique capable d’entraîner cette transfiguration. Nous verrons si Hester par la suite devait être ainsi touchée et transfigurée.
Si elle donnait à présent une impression glaçante, cela venait surtout du fait que sa vie s’était écartée du sentiment pour aller à la pensée. Seule au monde avec la petite Pearl à guider et à protéger, sans espoir de reconquérir son ancienne position – et dédaignant du reste de trouver la chose souhaitable – Hester avait rejeté loin d’elle les fragments de sa chaîne brisée. La loi du monde n’était plus une loi pour son esprit. C’était une époque où l’intelligence humaine nouvellement émancipée manifestait des activités plus vives et plus étendues qu’elle n’en avait montré depuis plusieurs siècles. Des hommes d’épée avaient renversé des rois. D’autres hommes, plus hardis, avaient renversé et remodelé – sinon en fait, du moins dans le domaine des idées qui était plus véritablement le leur – tout le système des préjugés anciens dont dépendaient maints principes. Hester Prynne s’imprégna de cet esprit nouveau. Elle prit l’habitude d’une liberté de pensées assez répandue alors outre-Atlantique mais que nos ancêtres, s’ils en eussent eu connaissance, auraient tenue pour un crime plus abominable que celui que stigmatisait la lettre écarlate. Dans sa chaumière isolée du bord de la mer, Hester recevait la visite de pensées qui n’auraient osé pénétrer en nul autre logis de la Nouvelle-Angleterre – ombres de visiteuses qui auraient été aussi dangereuses que des démons pour leur hôtesse si on les avait seulement vues frapper à sa porte.
Il est à remarquer que les gens qui se livrent aux spéculations les plus hardies se conforment souvent avec le plus grand calme aux règles sociales : la pensée leur suffit. Ils n’éprouvent pas le besoin de la voir se vêtir de chair et de sang. Cela semblait être le cas d’Hester. Mais si la petite Pearl ne lui avait pas été donnée, il aurait pu en aller bien différemment. Hester aurait pu venir jusqu’à nous par les voies de l’histoire, la main dans la main d’Ann Hutchinson, comme la fondatrice d’une secte religieuse. Elle aurait pu à une certaine période de son évolution devenir prophétesse. Elle aurait pu être, elle aurait très probablement été condamnée à mort par les sévères tribunaux de l’époque pour avoir tenté de miner les institutions puritaines. Mais en s’occupant de l’éducation de sa fille, la mère devait souvent en rabattre de son enthousiasme pour la pensée. En lui donnant cette petite fille, la Providence avait chargé Hester de veiller sur une future femme, de la chérir, de l’élever parmi des difficultés innombrables. Tout s’unissait contre cette tâche. Le monde était hostile. L’enfant elle-même était décourageante avec les défauts qui forçaient de remonter à ses origines, rappelaient qu’elle était née des élans d’une passion coupable, obligeaient enfin souvent Hester à se demander amèrement si mieux n’eût pas valu qu’elle ne fût pas venue au monde.
En vérité, la même sombre question lui montait souvent à l’esprit à propos de la race entière des femmes. Quelle est la vie qui vaille la peine d’être vécue même par la plus heureuse d’entre elles ? En ce qui concernait sa propre existence, Hester s’était depuis longtemps arrêtée à une réponse négative et avait écarté la question comme réglée. Une tendance aux spéculations de l’esprit, si elle peut lui apporter de
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