La Liste De Schindler
cas de Roman Ginter illustre assez bien la suprême ironie du camp de travaux forcés de Plaszow, un camp où les esclaves eux-mêmes conspiraient pour la pérennité du royaume d’Amon. Ginter, un ancien chef d’entreprise devenu l’un des contremaîtres de l’atelier de métallurgie d’où Oskar avait réussi à tirer le rabbin Levartov, fut averti un matin de devoir se rendre immédiatement dans le bureau de Goeth, où, avant même qu’il n’eût fermé la porte, il reçut une raclée mémorable. Amon, tout en tabassant Ginter, poussait des grognements d’animal fou de rage. Il tira le prisonnier en bas des marches et le colla contre le mur de la porte d’entrée.
— Puis-je me permettre de vous poser une question ? demanda Ginter en prenant soin de cracher deux dents pour bien montrer qu’il n’était pas en train de jouer la comédie.
— Petit fumier, petit trou-du-cul, hurla Goeth, tu ne m’as pas livré les menottes que j’avais commandées ! Je viens de vérifier dans mon carnet.
— Mais, Herr Kommandant, dit Ginter, permettez-moi de vous faire savoir respectueusement que vos ordres ont été fidèlement exécutés. J’ai demandé à Herr Oberscharführer Neuschel ce que je devais faire des menottes, et il m’a indiqué que je devais les livrer dans votre bureau. C’est ce que j’ai fait.
Amon ramena dans son bureau un Ginter tout sanguinolent et fit appeler Neuschel.
— Mais bien sûr, Herr Kommandant, dit le jeune SS. Regardez dans votre deuxième tiroir de gauche.
Goeth ouvrit le tiroir et y trouva les menottes.
— Et voilà, je l’ai presque tué, dit Goeth à son jeune imbécile de protégé avec une nuance de regret dans la voix.
Ce même Roman Ginter qui crachait ses dents contre le mur des bureaux administratifs d’Amon, ce sous-homme dont Amon aurait mis l’assassinat sur le compte de cet idiot de Neuschel, c’est l’homme qui de temps à autre, grâce à un laissez-passer spécial, se rend à l’usine DEF de Herr Schindler pour discuter avec Oskar des stocks nécessaires pour faire tourner Plaszow, des chutes de métal sans lesquelles les équipes de métallurgistes seraient immédiatement programmées pour Auschwitz. Amon Goeth peut donc bien jouer les cow-boys et croire que Plaszow tourne rond grâce à ses talents d’administrateur. En fait, si Plaszow tourne, c’est parce que des prisonniers qui crachent leurs dents ont décidé qu’il le fallait.
CHAPITRE 25
Oskar, à cette époque, semblait jeter l’argent par les fenêtres. Bien qu’ils ne sussent pas exactement qui était cet homme, les prisonniers de la DEF avaient l’impression qu’il était prêt à se ruiner pour eux si c’était le prix à payer. Plus tard, beaucoup plus tard – car pour le moment ils prenaient ce qu’Oskar leur donnait avec la même innocence que les enfants qui acceptent les cadeaux de Noël de leurs parents –, ils diraient : « Grâce à Dieu, il nous était plus fidèle qu’à sa femme. » Sa réputation de flambeur n’avait évidemment échappé à personne.
Le Dr Sopp, médecin officiel des prisons SS de Cracovie et expert auprès du tribunal SS de Pomorska, avertit Schindler par l’intermédiaire d’un employé polonais qu’il avait une proposition à lui faire. Frau Helen Schindler était détenue dans la prison de Montelupich. Le Dr Sopp savait qu’elle n’avait aucun lien de famille avec Oskar, mais son mari avait investi quelques-unes de ses économies dans Emalia. Ses papiers indiquant une origine aryenne étaient sujets à caution. Le Dr Sopp n’avait pas besoin d’ajouter que ce genre de facétie se terminait la plupart du temps par un aller sans retour vers Chujowa Gorka. Mais si Oskar se sentait enclin à verser une somme, disons importante, le bon docteur était prêt, vu l’état alarmant de la patiente, à lui ordonner une cure de durée indéfinie à Marienbad en Bohême.
Arrivé chez Sopp, Oskar découvrit que celui-ci voulait cinquante mille zlotys en échange du certificat. Inutile de discuter. Après trois années de pratique, Sopp savait très exactement le prix de ses bontés à un zloty près. Oskar rassembla la somme dans le courant de l’après-midi. Sopp savait qu’Oskar était le type d’homme à disposer de fonds secrets pour ses combines de marché noir et que, par conséquent, l’affaire ne devrait pas poser trop de problèmes.
Avant de verser l’argent, Oskar tint à préciser quelques conditions :
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