La Liste De Schindler
inhabité parce que en cours de rénovation, pour laver sa blouse et ses sous-vêtements. Sa gamelle dont elle aurait besoin pour la soupe du lendemain faisait fonction de cuvette.
Elle était en train de frotter ses vêtements quand Josef apparut.
— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-elle.
Il devait prendre quelques mesures pour les plans de rénovation.
— Et vous, qu’est-ce que vous faites ?
— Vous voyez bien. Et, s’il vous plaît, ne parlez pas trop fort.
Il se mit à mesurer allègrement les hauteurs du plafond et des plinthes .
— Ne vous trompez pas dans vos mesures, lui conseilla-t-elle, sachant qu’Amon ne tolérait pas l’à-peu-près.
— Pendant que je suis ici, je pourrais également prendre vos mesures.
Il fit courir son mètre d’arpenteur le long de ses bras, puis de sa nuque jusqu’au bas de sa colonne vertébrale. Elle fondait en sentant les doigts qui s’enhardissaient autour du mètre. Après qu’ils se furent longuement embrassés, elle lui demanda de partir. Ce n’était pas l’endroit pour un après-midi lascif.
Plaszow connut d’autres folles histoires d’amour, même parmi les SS, mais aucune ne fut à ce point empreinte d’innocence et de tendresse. L’Oberscharführer Albert Hujar, par exemple, responsable de la mort du Dr Rosalia Blau dans le ghetto, et de celle de Diana Reiter après l’affaissement des fondations d’une baraque, était tombé amoureux d’une prisonnière juive. La fille de Madritsch, elle, avait été subjuguée par un garçon juif du ghetto de Tarnow – il avait, bien sûr, travaillé dans l’usine de Madritsch à Tarnow jusqu’au jour où Amon, le grand sabreur de ghettos, fit évacuer Tarnow comme il avait fait évacuer le ghetto de Cracovie. Le garçon travaillait désormais dans l’atelier de Madritsch à Plaszow où la jeune fille pouvait lui rendre visite. Mais l’affaire en resta là. Les prisonniers avaient bien sûr aménagé quelques recoins où les époux et les amants pouvaient se retrouver en relative sécurité. Mais tout – aussi bien les lois raciales en vigueur que l’étrange code de conduite des prisonniers – semblait faire obstacle à la passion qu’éprouvait Fräulein Madritsch pour son jeune homme. Raimund Titsch lui-même était tombé amoureux d’une machiniste. Ce fut, là aussi, une affaire très platonique qui ne déboucha sur rien. Quant à l’Oberscharführer Hujar, Amon lui-même lui ordonna de cesser de faire l’imbécile. Albert emmena donc sa bien-aimée pour une petite promenade dans les bois et lui colla une balle dans la nuque tout en lui présentant ses profonds regrets.
La mort semblait d’ailleurs planer au-dessus des passions qu’éprouvaient les SS. Les frères Rosner, Henry le violoniste et Leopold l’accordéoniste, en avaient été plusieurs fois témoins pendant qu’ils jouaient leurs mélodies viennoises autour de la table de Goeth. Au cours d’une soirée, un des hôtes d’Amon, un grand officier SS mince aux cheveux gris, ne cessait de demander aux Rosner de jouer Sombre Dimanche, une chanson hongroise sirupeuse qui raconte les envies suicidaires d’un jeune amoureux éconduit. Henry avait remarqué que les SS raffolaient de ce genre de guimauves. La chanson, il est vrai, avait connu un certain succès dans les années 30, au point que les gouvernements de Hongrie, de Pologne et de Tchécoslovaquie avaient envisagé son interdiction devant la vague de suicides d’amoureux transis. Avant de se flanquer une balle dans la tête, des jeunes gens éplorés laissaient un message citant quelques vers de la chanson. L’Office de propagande du Reich l’avait évidemment bannie. Et voici que ce vieil homme élégant, qui aurait pu être le grand-père d’adolescents en proie aux tumultes du premier amour, ne cessait de marcher de long en large en demandant aux Rosner :
— Allez, une fois encore, Sombre Dimanche.
Le Dr Goebbels n’aurait pas apprécié la chose. Mais personne, ici, au fin fond de la Pologne, n’allait faire une quelconque remarque à cet officier supérieur échauffé.
Après qu’il eut réclamé la chanson une dizaine de fois, Henry Rosner se mit à gamberger. La musique, pour lui, avait toujours été quelque chose de magique. Aucun musicien, d’où qu’il vînt, ne pouvait être aussi sensible à quelques accords musicaux qu’un juif de Cracovie né dans une famille où les gammes sont moins apprises qu’héritées. Dans ce
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