La Liste De Schindler
plus, en train de soigner ses plaies.
— C’est vrai que ça pose un problème, reconnut Helena. Mais fais le travail et attends de voir. C’est tout ce que tu peux faire. Parfois il souhaite que les gens se conduisent avec lui comme de vrais professionnels, parfois c’est le contraire. On ne sait jamais. En tout cas, je te donnerai de la saucisse et une tranche de gâteau chaque fois que tu viendras. Mais ne prends pas la nourriture toi-même. Demande-moi d’abord. Il y a des gens qui prennent parfois des choses sans rien dire, et après je me trouve coincée pour justifier mes réserves.
La façon toute professionnelle dont Rebecca se comporta avec Amon sembla convenir à celui-ci qui tendit une main et se mit à bavarder en allemand tandis que la jeune fille curait et polissait ses ongles. Ça aurait pu être l’hôtel Cracovie à nouveau, avec Amon dans le rôle du jeune chef d’entreprise allemand aux dents longues et aux kilos superflus venu à Cracovie pour vendre ses textiles, son acier ou ses produits chimiques. Il y avait cependant deux points qui cadraient mal avec l’aspect débonnaire de ces séances de manucure : le commandant avait toujours son pistolet de service à portée de la main, et, de temps à autre, un de ses chiens venait s’assoupir à ses pieds. Elle les avait vus sur l’Appellplatz déchirer les chairs de l’ingénieur Karp. Parfois pourtant, quand les chiens reniflaient paisiblement dans leur sommeil et qu’Amon évoquait avec elle les visites que l’un et l’autre avaient faites avant la guerre à la station thermale de Carlsbad, l’horreur des appels au petit matin semblait appartenir au monde des cauchemars. Un jour elle se sentit assez confiante pour lui demander la raison pour laquelle il gardait toujours son pistolet à ses côtés. La réponse lui fit froid dans le dos :
— C’est au cas où vous m’écorcheriez.
Si elle avait eu besoin de preuves que, pour Amon, évoquer paisiblement les stations thermales de l’avant-guerre ne lui faisait ni plus chaud ni plus froid que de se conduire comme une brute, elle aurait pu l’avoir le jour où, entrant dans le vestibule, elle vit son amie Helena Hirsch traînée par les cheveux hors du salon ; la jeune fille tentait de conserver son équilibre tandis qu’Amon décollait des mèches entières de sa chevelure auburn. Une autre preuve lui fut donnée le soir même quand, entrant dans le salon, un des deux énormes chiens, Rolf ou Ralf, lui sauta dessus, posa ses deux pattes sur ses épaules et ouvrit une gueule menaçante sur sa poitrine. Elle jeta un coup d’œil désespéré et aperçut Amon allongé sur un sofa en train de sourire.
— Cesse de trembler, bougre d’imbécile, dit-il, ou je ne pourrai pas retenir le chien.
Pendant la période où elle dut s’occuper des mains du commandant, celui-ci logea une balle dans le crâne de son cireur de bottes pour travail négligé ; il fit pendre aux anneaux de son bureau Poldek Deresiewicz, son ordonnance, âgé de quinze ans, parce qu’on avait trouvé une puce sur un de ses chiens ; il exécuta son homme à tout faire, Lisiek, parce que celui-ci avait prêté un cheval et une drozka à Bosch sans en référer au préalable. Et pourtant, deux fois par semaine, la jeune et jolie orpheline entrait dans le salon et curait avec philosophie les mains de la bête.
La première fois qu’elle rencontra Josef Bau, celui-ci était en train de tenir à l’extérieur du Bauleitung un énorme plan dans un cadre de bois qu’il essayait d’examiner sous le ciel gris de l’automne. Son corps très mince semblait ployer sous la charge.
— Puis-je vous aider ? lui demanda-t-elle.
— Non, merci, répondit-il. J’attends juste que le soleil montre le bout de son nez.
— Pourquoi ?
Il expliqua qu’il avait tiré en transparence les plans d’un immeuble sur un plan général dont le papier bleu était sensible à certains éléments, et que, si le soleil pouvait se mettre à briller, un mystérieux transfert chimique ferait apparaître le croquis en transparence sur le papier bleu. Puis il déclara soudain :
— Pourquoi ne seriez-vous pas mon soleil magique ?
Les jolies filles de Plaszow ne connaissaient guère les bonnes manières de l’amour courtois. Le crépitement des mitrailleuses sur Chujowa Gorka et les exécutions sommaires sur l’Appellplatz créaient un climat de bestialité qui colorait les rapports entre sexes. Supposez par
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