La Liste De Schindler
où se trouvait Amon. Un matin que Korn levait les yeux de son bureau, il vit par la fenêtre un jeune homme de Cracovie qu’il connaissait bien, âgé d’environ vingt ans, en train d’uriner sur une pile de planches de l’autre côté de la rue Jerozolimska, près des baraques des SS. Il aperçut au même moment les manches d’une chemise blanche d’où émergeaient deux énormes mains qui sortaient de la fenêtre des toilettes à l’autre extrémité de l’immeuble. La main droite tenait un pistolet. Il y eut deux coups de feu rapides. Une balle au moins avait fracassé le crâne du garçon qui s’était affalé contre le tas de planches. Quand Korn dirigea à nouveau son regard vers les toilettes, il ne vit plus qu’une main en train de refermer la fenêtre.
Le bureau de Korn était encombré ce matin-là de bons de réquisition portant la signature d’Amon dont l’écriture ne paraissait pas être celle d’un homme dérangé du cerveau. Son regard horrifié allait des signatures au cadavre débraguetté en bas du tas de planches. Il se demandait s’il avait bien vu ce qu’il avait vu. Il essayait de réfléchir. Peut-être, après tout, les méthodes d’Amon découlaient-elles d’une conception différente des choses ? Si la mort n’était rien de plus qu’une visite aux toilettes, une petite récréation pour rompre la monotonie du travail de bureau, alors peut-être, même si cela faisait mal, devait-on prendre la mort comme une chose banale et routinière !
Il ne semble pas que Josef Bau eût été soumis à ce type de pression. Il échappa à la purge des services administratifs logés au centre et dans l’aile droite de l’immeuble. Elle commença par un rapport de Josef Neuschel, le protégé de Goeth, qui se plaignit auprès du commandant qu’une fille eût apporté une tranche de lard dans son bureau. Goeth sortit en trombe dans le corridor.
— Vous devenez tous trop gras ! se mit-il à hurler.
Il fit alors mettre les employés sur deux rangées. Korn pensait revivre une scène de son enfance, quand il était au lycée de Podgorze. Les jeunes femmes alignées dans l’autre rang, c’étaient les filles des gens avec qui il avait usé ses culottes sur les bancs de l’école. Peut-être le professeur allait-il enfin se décider à leur dire quel groupe se rendrait au monument de Kosciuszko et quel groupe au musée de Wawel. En fait, les filles de l’autre rangée furent immédiatement emmenées à Chujowa Gorka et fusillées par les pelotons de Pilarzik pour un malheureux morceau de lard.
Bien que Bau ne fût pas impliqué dans cette affaire, personne ne pouvait dire qu’il se sentait à l’abri. Mais la vie qu’il menait n’avait pas encore été aussi périlleuse que celle de l’élue de son cœur. Rebecca Tannenbaum était une orpheline, encore qu’elle n’eût pas manqué d’un certain nombre d’oncles et de tantes pour s’occuper d’elle, comme cela se pratiquait au sein de la communauté juive extrêmement solidaire de Cracovie. Elle avait dix-neuf ans. Elle était jolie, bien faite, intelligente, parlait très bien l’allemand et savait mener une conversation avec tout l’à-propos nécessaire. Elle travaillait depuis quelque temps dans le bureau de Stern situé derrière les bureaux de l’administration, un peu à l’écart de la zone d’influence d’Amon. Mais elle ne travaillait qu’à mi-temps dans le bureau de la construction. En fait, Rebecca était manucure et devait accorder une séance hebdomadaire à Amon. Elle comptait parmi ses clients l’Untersturmführer Léo John, le Dr Blancke et sa maîtresse, Alice Orlowski, de sinistre renommée. Les mains d’Amon lui avaient fait bonne impression : fortes mais effilées, pas les mains en tout cas d’un bonhomme suant le lard ou d’un sauvage.
Quand un prisonnier lui avait dit pour la première fois que le commandant voulait la voir, elle s’était affolée et s’était enfuie vers la sortie. Le prisonnier l’avait suivie au pas de course.
— Reviens, reviens, je t’en supplie ! C’est moi qui vais payer si je ne te ramène pas.
Elle l’avait donc suivi jusqu’à la villa de Goeth. Mais avant de se rendre au salon, elle était entrée dans l’office qui dégageait une odeur nauséabonde -c’était la première maison temporaire de Goeth et l’office avait été creusé à la limite d’un ancien cimetière juif. Helena Hirsch, qui était amie de Rebecca, était, une fois de
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