La Liste De Schindler
bouffon aux yeux de SS rigolards afin d’apporter à des prisonniers inconnus ce dernier témoignage futile de chaleur humaine, on se dit que l’homme n’était pas seulement téméraire. Il avait la foi qui soulève les montagnes. Amon lui-même, s’il avait été dans un état normal, aurait décelé que son ami Oskar avait basculé de l’autre côté. Jusqu’ici, tous les témoins avaient pris le manège de Herr Direktor pour une bonne plaisanterie : le déploiement des tuyaux jusqu’aux derniers wagons, le pot-de-vin remis au sous-officier sous les yeux de ses collègues… Mais il aurait suffi que leur humeur change pour que Scheidt, ou John, ou Hujar, décident d’avoir la peau d’Oskar en envoyant une simple lettre de délation à la Gestapo. Tout directeur qu’il fût, il serait immédiatement conduit à Montelupich, et, compte tenu de ses antécédents, il finirait probablement à Auschwitz. Amon commençait d’ailleurs à s’inquiéter sérieusement de la façon dont Oskar traitait ces morts en sursis, comme s’il s’agissait de parents pauvres qui voyageaient en troisième classe, certes, mais sur lesquels on veillait pour qu’ils arrivent sains et saufs à destination.
Il devait être à peu près 2 heures de l’après-midi quand la locomotive commença à tracter le convoi en direction de la voie principale. On pouvait remballer les tuyaux. Schindler reconduisit Amon à sa villa. Le commandant sentait son ami préoccupé, et, pour la première fois, il se permit de lui donner quelques conseils :
— Il faut vous décontracter, mon vieux. Vous ne pouvez pas vous mettre à courir après chaque convoi qui part…
Adam Garde, un ingénieur qui était prisonnier à Emalia, remarqua lui aussi que l’humeur d’Oskar avait changé. Dans le courant de la nuit du 20 juillet, un SS vint réveiller Garde qui dormait profondément dans sa baraque. Herr Direktor avait appelé la permanence des gardes pour leur dire qu’il était absolument nécessaire qu’il voie Garde immédiatement pour raison professionnelle.
Garde trouva Oskar en train d’écouter la radio, le visage sanguin. Il y avait une bouteille et deux verres sur son bureau, et, derrière, une carte de l’Europe en relief qu’il avait fait mettre quelque temps auparavant. Il n’avait jamais éprouvé le besoin d’avoir ce genre de carte au moment de la poussée allemande. Mais aujourd’hui, Oskar semblait prendre un intérêt tout particulier au rétrécissement des frontières. Sa radio était branchée sur la Deutschlandsender, et non pas, comme la plupart du temps, sur la B.B.C. La radio diffusait une musique solennelle comme c’était souvent le cas avant des informations importantes.
Oskar paraissait écouter avec beaucoup d’attention. Il se leva à l’entrée de Garde et fit signe au jeune ingénieur de prendre un siège. Il se servit rapidement du cognac et le tendit à son interlocuteur.
— Il y a eu un attentat contre Hitler, dit Oskar.
On l’avait annoncé un peu plus tôt dans la soirée et Hitler aurait survécu. Ils avaient promis qu’il allait s’adresser sous peu au peuple allemand. Mais rien ne s’était produit. Les heures passaient et on ne l’avait toujours pas entendu. Ils continuaient à diffuser de la musique de Beethoven, comme le jour où Stalingrad était tombée.
Oskar et Garde restèrent plusieurs heures à l’écoute. Un juif et un Allemand, penchés ensemble sur une radio – toute la nuit si nécessaire –, pour savoir si Hitler était mort, voilà qui frisait la sédition. Adam Garde se sentait envahi par les mêmes bouffées d’espoir. Il remarqua qu’Oskar faisait des gestes empreints de mollesse, comme si l’éventualité de la mort du Führer lui avait dénoué les muscles. Il buvait lentement, presque rituellement.
Si c’est vrai, disait Oskar, alors les Allemands, les Allemands normaux comme lui-même, auraient enfin une possibilité de rachat. Simplement parce que quelqu’un proche de Hitler avait eu le cran d’en débarrasser la terre. C’est la fin des SS, poursuivait Oskar. Himmler sera en prison demain matin.
Oskar fumait cigarette sur cigarette.
— Mon Dieu, soupira-t-il, voir la fin de tout cela !
Le bulletin de 10 heures ne fit que confirmer les informations précédentes. Il y avait eu un attentat contre Hitler, mais il avait fait long feu. Le Führer serait sur les ondes dans quelques minutes. Mais les heures passaient et Hitler ne parlait
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