La Liste De Schindler
peu d’eau.
Oskar s’arrêta pour écouter. La selle très onéreuse dont il venait de faire cadeau lui permettait de prendre certaines libertés et de poser quelques questions. Amon lui sourit avec indulgence.
— Ce sont des gens de Plaszow et du camp de travail de Szebnie, expliqua-t-il. Avec, en plus, quelques Polonais et quelques juifs de Montelupich. On les expédie à Mauthausen. Ils se plaignent, maintenant, ajouta Amon avec un sourire bizarre. Eh bien, ils n’ont pas fini de se plaindre…
Les toits des wagons rougeoyaient sous l’effet de la chaleur.
— Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que j’appelle votre brigade de pompiers ? demanda Oskar.
Amon émit un petit rire du genre : « Qu’est-ce qu’il va bien encore pouvoir imaginer ? » et qui laissait entendre que si jamais quelqu’un s’avisait d’alerter les pompiers, il aurait affaire à lui. Mais évidemment, dans le cas d’Oskar, c’était différent. Oskar était un tel original ! Et cette histoire fournirait un excellent sujet de conversation dans les dîners en ville.
Amon fut quand même sidéré quand il vit Oskar appeler les gardes ukrainiens pour leur demander de rameuter la brigade de pompiers juifs. Oskar savait pourtant bien ce qu’était Mauthausen. En arrosant ces wagons, est-ce qu’on n’allait pas redonner à ces gens un souffle d’espoir ? Et, quel que soit le code de valeurs auquel on se référât, cette lueur d’espoir ne ferait-elle pas qu’ajouter à leurs souffrances ? Tandis qu’on arrosait les toits des wagons qui laissaient échapper un nuage de vapeur, Amon se sentait partagé entre deux sentiments : « A quoi bon ? » et : « Après tout, si ça l’amuse ! » Neuschel, qui était descendu de son bureau, souriait et secouait la tête, comme s’il n’en croyait pas ses yeux, tandis que des wagons s’échappaient des cris de gratitude. Grün, le garde du corps d’Amon, bavardait avec l’Untersturmführer John en s’esclaffant de temps à autre. Les tuyaux, même complètement déroulés, n’atteignaient guère que la première moitié du train. Oskar demanda alors à Amon de lui prêter un camion et quelques Ukrainiens pour aller faire chercher d’autres lances d’incendie à Zablocie.
— Ce sont des tuyaux qui mesurent deux cents mètres, crut devoir préciser Oskar.
Amon, on ne sait trop pourquoi, semblait s’amuser comme un fou.
— Mais bien sûr, je vous autorise à prendre un camion.
Amon aurait fait n’importe quoi pour que la vie fût une éternelle comédie.
Oskar remit aux Ukrainiens un message destiné à Bankier et à Garde. Quand ils furent partis, Amon, qui était entré dans le jeu, autorisa l’ouverture des portes des wagons et l’enlèvement des cadavres aux visages gonflés qui se trouvaient à l’intérieur. Il demanda même qu’on donne quelques seaux d’eau aux survivants. Les officiers et sous-officiers SS qui assistaient à la scène n’en revenaient pas : « Il ne croit quand même pas qu’il va sauver ces gens, non ? »
Quand les lances d’incendie d’Emalia furent mises en place, que tous les wagons furent arrosés, la plaisanterie prit des dimensions encore plus extravagantes. Oskar, dans sa note, avait demandé à Bankier de se rendre dans son appartement et de rapporter des provisions : cigarettes, liqueurs, saucisses, fromage, etc. Oskar remit les provisions au sous-officier qui se tenait dans le dernier wagon. Bien que tout cela se passât au vu et au su de tout le monde, le bonhomme semblait un peu gêné de se voir confier ce magnifique cadeau empoisonné. Il le planqua tout de suite à l’arrière du wagon au cas où l’un des officiers présents aurait eu la velléité d’aller le dénoncer. Malgré tout, Oskar paraissait en si bons termes avec le commandant que le sous-officier prit ses ordres respectueusement.
— A chaque arrêt sur la voie, dit Oskar, veillez à ouvrir les portes des wagons.
Quelques années plus tard, deux survivants de ce convoi, les Drs Rubinstein et Feldstein, feraient savoir à Oskar que le sous-officier avait ouvert les portes régulièrement, et qu’il avait fait passer des seaux d’eau quand l’occasion s’en présentait. Cela permit aux prisonniers d’atteindre Mauthausen dans des conditions supportables. Pour la plupart d’entre eux, ce serait le dernier réconfort.
Quand on imagine Oskar marchant de long en large au bord de la voie ferrée, passant pour un
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