La Liste De Schindler
compris. Olek, à son tour, releva sa manche. Le message était clair : « Regardez. Nous sommes bons pour le service. »
Ce n’était pas entièrement rassurant et les deux femmes se demandaient comment ils avaient bien pu se retrouver ici. L’explication serait sans doute dans les lettres. Elles les ouvrirent, les lurent, et recommencèrent à agiter les bras.
Olek écarta les doigts d’une main pour indiquer qu’il avait dans sa paume quelques pommes de terre pas plus grosses qu’une bille.
— Regardez, criait-il, ne vous faites pas de souci. On a de quoi manger.
Manci l’avait entendu très distinctement.
— Où est ton père ? demanda-t-elle.
— Au travail. Il va revenir bientôt. J’ai gardé ces patates pour lui.
Le jeune Richard, lui, ne put s’empêcher de crier :
— Mamushka, mamushka, mamushka, j’ai si faim…
Lui aussi avait quelques pommes de terre dans sa paume qu’il gardait pour son père.
Dolek et Rosner, le violoniste, faisaient partie d’une équipe qui travaillait dans la carrière. Ce fut Henry qui arriva le premier. Il leva un bras pour bien montrer son tatouage, puis l’autre, en signe de triomphe. Manci pouvait cependant voir qu’il tremblait de froid bien qu’il fût en sueur.
Il n’avait pas eu la vie particulièrement douce à Plaszow, mais au moins, quand il en avait terminé de ses sérénades dans la villa d’Amon, il pouvait aller dormir dans l’atelier de peinture. Ici l’orchestre accompagnait aussi parfois un groupe de condamnés vers les « salles de douches ». Mais ce n’était pas son genre de musique qu’il jouait.
Quand Richard aperçut Dolek qui arrivait à son tour, il lui fit signe de venir les rejoindre près de la barrière. Dolek pouvait voir maintenant le visage creusé des femmes sous les essieux du wagon. Les deux hommes craignaient par-dessus tout que leurs épouses ne se proposent de rester ici. Mais qu’y auraient-elles fait? De toute façon, elles ne pouvaient pas être avec leurs fils dans le camp des hommes. Et là où elles étaient, accroupies sous un train qui ne manquerait pas de quitter Auschwitz avant la fin du jour, c’était une situation de rêve que leur auraient enviée tous les autres prisonniers. L’idée de pouvoir se retrouver tranquillement en famille au milieu de cet enfer était de toute façon illusoire, et se bercer de cette illusion, c’était choisir la mort. Dolek et Henry se mirent à leur parler sur un ton qu’ils voulaient le plus jovial possible, comme de bons bourgeois en temps de paix qui auraient décidé d’emmener leurs enfants en vacances sur la Baltique pendant que leurs épouses iraient se reposer ensemble à Carlsbad.
— Fais bien attention à Niusia, répétait Dolek comme pour rappeler à sa femme qu’ils avaient un autre enfant et que cet enfant-là était dans le wagon, au-dessus de Regina.
La sirène mugit dans le camp des hommes. Ça valait mieux. Les pères et les enfants durent s’éloigner de la barrière. Manci et Regina retournèrent dans leur wagon. On ferma la portière. Elles étaient vidées. Rien, désormais, ne pourrait plus les surprendre.
Le train démarra dans l’après-midi, et, comme toujours, chacun se mit à gamberger. Mila Pfefferberg se disait que si leur point de chute n’était pas la Moravie de Schindler, la moitié des femmes tassées dans le wagon ne survivraient pas à une autre semaine. Elle-même pensait qu’elle n’avait plus que quelques jours à vivre. Lusia, sa fille, avait la scarlatine. Mme Dresner, qui cajolait Danka, semblait mourante, fouaillée par la dysenterie.
Dans le wagon de Niusia Horowitz, les prisonnières pouvaient voir des montagnes et des forêts de pins à travers la fente. Certaines des femmes avaient visité cette région dans leur enfance ; elles reconnaissaient le paysage familier qui leur donnait l’impression d’aller vers une partie de campagne en dépit des remugles que dégageait le wagon. Elles communiquaient la bonne nouvelle aux autres…
— On y arrive…
Soit, mais où ? Encore une arrivée manquée, et ce serait vraiment la fin.
Il faisait très froid le lendemain quand on leur donna l’ordre de sortir des wagons. Elles étaient enveloppées de brouillard. Des plaques de glace collaient aux essieux. La locomotive chuintait, comme pour essayer de repousser le froid. Mais en tout cas, ce n’était pas l’air puant, chargé d’acide, d’Auschwitz. Elles se trouvaient quelque
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