La Liste De Schindler
mener les affaires, il en aurait eu des sueurs froides.
Dans les ateliers, les prisonniers continuaient à travailler comme si de rien n’était. Ils se sentaient même animés d’une ardeur nouvelle. Aux environs de midi, Herr Direktor fit transmettre par haut-parleur le discours de victoire de Winston Churchill. Lutek Feigenbaum, qui comprenait l’anglais, abandonna son poste de travail, saisi de stupeur. Les prisonniers entendaient pour la première fois une langue qu’un bon nombre d’entre eux allaient devoir pratiquer dans le Nouveau Monde. Les intonations churchilliennes, aussi familières à tous les peuples que celles du Führer défunt, frappaient les oreilles des SS toujours perchés sur les miradors. Mais au moins ceux-là avaient-ils cessé de regarder ce qui se passait dans le camp. Ils préféraient surveiller les alentours où, d’après les télégrammes reçus, les Russes approchaient. Ils savaient également que les partisans rôdaient désormais partout. L’Oberscharführer Motzek leur avait dit de rester à leur poste. Le devoir leur imposait d’ailleurs de le faire… ce devoir qui était leur raison de vivre et que tant de SS invoqueraient devant les tribunaux.
Pendant les deux journées fertiles en événements qui séparaient la signature de l’armistice de son application, Licht, un bijoutier, confectionna un cadeau plus personnel que celui offert à Oskar à l’occasion de son trente-septième anniversaire. Il s’était servi de quelques grammes d’or extraits de la mâchoire du vieux Jereth, l’ancien directeur de la fabrique de caisses. Chacun sentait bien – y compris les « gars de Budzyn » qui étaient pourtant des marxistes confirmés – qu’il vaudrait mieux qu’Oskar décampe avant l’arrivée des Russes. Tous les prisonniers, notamment le petit groupe proche d’Oskar – Stern, Finder, Garde, les Bejski, Pemper –, voulaient marquer l’événement. Soulignons qu’à ce moment précis de l’histoire, ils ignoraient encore s’ils parviendraient à s’en tirer. Et pourtant, leur souci principal était de faire un cadeau d’adieu.
A Brinnlitz, le seul matériau encore disponible était l’acier. Aussi le vieux Jereth fit-il une suggestion :
— Sans Oskar, les SS me les auraient de toute façon piqués, dit-il en ouvrant la bouche pour montrer la série imposante de bridges qui la garnissaient. Tout cela serait aujourd’hui empilé dans un entrepôt avec les quelques millions de dents des gens de Lublin, de Lodz ou de Lwow.
C’était quand même un peu délicat, mais Jereth insistait tellement qu’un prisonnier ayant quelques connaissances dentaires retira les bridges. Licht mit le tout dans un creuset et confectionna une bague portant en inscription ce verset du Talmud que Stern avait cité à Oskar dans les bureaux de Buchheister en octobre 1939 : « Celui qui sauve une seule vie sauve le monde entier. »
Au cours de ce même après-midi, deux prisonniers s’activaient autour de la Mercedes d’Oskar pour glisser dans la garniture intérieure des petites sacoches contenant les diamants de Herr Direktor. Cette journée leur paraissait bien étrange. Quand ils sortirent du garage, le soleil se couchait derrière les miradors hérissés de mitrailleuses toujours chargées, mais qui paraissaient aujourd’hui étrangement anodines. Tout le monde attendait quelque chose, mais quoi ?
Dans la soirée, Oskar demanda au commandant de rassembler les prisonniers dans un des ateliers, comme il l’avait fait pour son anniversaire. Les ingénieurs et les secrétaires allemands qui s’apprêtaient à filer pour échapper aux Russes assistaient au rassemblement. Comme Ingrid, d’ailleurs, la vieille flamme d’Oskar, qui quitterait bientôt Brinnlitz en compagnie de son frère, un jeune soldat relevant d’une blessure. Sachant la nature d’Oskar et le soin qu’il prit à ne pas laisser ses prisonniers démunis, on peut imaginer qu’Ingrid n’est pas partie sans biscuits. Sans doute se reverraient-ils plus tard, à l’Ouest.
Des gardes armés surveillaient les prisonniers assemblés. L’armistice ne prendrait effet que dans six heures, et les SS étaient liés par leur serment de ne jamais abandonner la cause. Les prisonniers avaient les yeux fixés sur eux et tentaient d’évaluer leurs états d’âme.
Quand on annonça que Herr Direktor allait prononcer à nouveau un discours, deux prisonnières qui connaissaient la sténo, Mlle Waidmann
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