La Liste De Schindler
judicieusement réparti : tant pour la garnison SS, tant pour Liepold qui roupillait encore, tant pour les prisonniers. Les SS, ainsi mis dans le coup, ne pourraient guère protester contre la distribution faite aux prisonniers. Tout le monde eut droit à sept cent cinquante grammes. D’où venait ce pain ? Peut-être le propriétaire du moulin, Daubek, celui qui tournait le dos quand un prisonnier remplissait ses culottes d’avoine, avait-il fait un geste ? Mais, plus qu’un aliment, ce pain apparaissait comme le symbole d’un jour faste.
Il n’y avait pourtant guère lieu de se réjouir. Quelques jours auparavant, Liepold avait reçu un télégramme de Gröss-Rosen signé du commandant Hassebroeck, lui donnant des instructions sur le sort des prisonniers en cas de percée russe. Il y aurait une ultime sélection. Les plus âgés et les moins valides devraient être immédiatement exécutés. Les autres devraient rejoindre Mauthausen à pied.
Bien qu’ignorant ces instructions, les prisonniers subodoraient que quelque chose se tramait. Des rumeurs avaient circulé toute la semaine à propos de Polonais qui auraient été envoyés pour creuser des fosses communes dans les bois environnants. Pendant toute une journée, la distribution de pain blanc avait relégué ces rumeurs dans l’oubli. Pourtant, chacun sentait confusément qu’une période dangereuse se préparait.
Herr Kommandant Liepold n’était pas plus au courant du télégramme que les prisonniers. Le pli avait été remis à Mietek Pemper dans l’antichambre du bureau de Liepold, et celui-ci, après l’avoir ouvert à la vapeur, l’avait immédiatement porté à Oskar.
— Dans ce cas, dit Oskar, il va falloir se débarrasser de l’Untersturmführer Liepold.
Les deux hommes pensaient que Liepold était le seul SS de la garnison susceptible d’obéir à ce type d’instructions. Motzek, l’adjoint du commandant, un Oberscharführer ayant passé la quarantaine, pourrait sans doute provoquer un massacre en étant pris de panique. Mais assassiner trois mille cent personnes de sang-froid, c’était une autre paire de manches.
Quelques jours avant son anniversaire, Oskar se mit à inonder Hassebroeck de doléances confidentielles sur l’attitude « excessive » de Liepold. Il alla rendre visite à Rasch, le très influent chef de la police de Brno, pour se plaindre également. Il avait apporté des copies de lettres expédiées au général Glücks à Oranienburg et avait envoyé les mêmes copies à Hassebroeck. Oskar misait sur le fait que Hassebroeck se rappellerait ses bontés passées et sans doute futures ; qu’il prendrait note des pressions exercées par Oskar tant auprès d’Oranienburg que de Brno pour obtenir le déplacement de Liepold et qu’il ordonnerait le transfert de ce dernier sans chercher à enquêter sur la conduite de l’Untersturmführer vis-à-vis des prisonniers.
C’était une manœuvre typiquement schlindérienne, à la fois téméraire et tordue. Mais l’enjeu était de taille. Il y allait du sort de tous les hommes de Brinnlitz, du prisonnier n° 68821, Hirsch Kriser, un mécano de quarante-huit ans, jusqu’au prisonnier n° 77196, Jarun Kiaf, un ouvrier spécialisé de vingt-sept ans, survivant du convoi de Goleszow. De toutes les femmes, à commencer par Berta Aftergut, n° 76201, vingt-neuf ans, jusqu’à Jenta Zwetschenstiel, n° 76500, trente-six ans.
Oskar suscita des raisons supplémentaires de se plaindre de la conduite du commandant en l’invitant à dîner dans son appartement au-dessus de l’usine, le 27 avril, soit la veille de son anniversaire. Vers 11 heures du soir, les prisonniers de l’équipe de nuit, un peu interloqués, virent s’avancer, titubant, un commandant Liepold ivre mort, soutenu par un Herr Direktor qui, lui, paraissait sobre. Liepold, les pupilles dilatées, n’arrivait pas à ajuster suffisamment son regard pour reconnaître tel ou tel ouvrier. Cela le mettait en rage.
— Bande d’enculés de juifs ! hurlait-il en pointant son doigt vers le plafond. Vous voyez cette poutre ? C’est là que je vous pendrai tous. Tous !
Oskar le poussait affectueusement par l’épaule, murmurant à son oreille :
— Bien sûr, bien sûr. Mais pas cette nuit, non ? Une autre fois.
Le jour suivant, Oskar appelait Hassebroeck et les autres pour leur faire part de l’incident : le commandant se promène ivre mort dans mes ateliers, il pique des crises de rage et
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