La Liste De Schindler
s’en tenait aux instructions à l’intérieur du camp, on ne se retrouverait jamais sur la colline. Mais les ouvriers de Schindler les plus clairvoyants savaient que si les détenus de Montelupich étaient fusillés dans le petit fort autrichien sans que les SS se préoccupent des gens qui voyaient passer les camions ou entendaient la fusillade, c’était qu’ils pensaient que pas un seul des prisonniers de Plaszow ne pourrait jamais en témoigner. S’ils avaient pu imaginer qu’un jour ou l’autre des tribunaux trancheraient, que des témoins sortiraient de l’ombre, ils se seraient arrangés pour fusiller les femmes un peu plus loin dans la forêt. Oskar en tira cette conclusion : Chujowa Gorka n’était pas un monde à part de Plaszow. Tous ces gens, ceux qu’on emmenait en camion sur la colline comme ceux qui restaient en bas dans leur univers de barbelés, tous étaient condamnés.
Le premier jour où le commandant Goeth, sortant de sa villa, exécuta un prisonnier au hasard, on prit cela, ou, en tout cas, on fit semblant de prendre cela pour un événement hors du commun, un peu de la même manière qu’on avait considéré la première exécution de Chujowa Gorka, bref, une tragédie qui n’avait pas sa place dans la vie quotidienne du camp. En fait, on verrait bientôt que les meurtres feraient partie du décor et que les petits exercices matinaux du commandant Goeth deviendraient la routine.
Portant chemise, culotte de cheval et bottes brillant d’un vif éclat, il émergeait ainsi chaque matin de sa villa temporaire (on était en train de rénover pour lui une maison plus cossue à l’autre extrémité du camp). Quand les premières bouffées printanières se firent sentir, il sortit carrément sans chemise car c’était un fervent adepte de la bronzette. Mais à cette époque-là, il portait les mêmes vêtements qu’il avait endossés pour prendre son petit déjeuner, tenant d’une main des jumelles, de l’autre, un fusil à lunette. Il scrutait, comme à l’habitude, tout l’horizon du camp, les travaux dans la carrière, les prisonniers poussant et tirant les wagonnets chargés de pierres sur la voie qui passait devant sa porte. Ceux qui s’aventuraient à jeter un coup d’œil dans sa direction pouvaient voir sa cigarette bien coincée entre ses lèvres, à la manière dont fument les hommes qui ont les mains prises. Pendant les premiers jours de l’ouverture du camp, il apparut ainsi chaque matin devant sa porte, scrutant l’horizon et exécutant un prisonnier qui ne semblait pas mettre assez de cœur à l’ouvrage. Tout le monde ignorait la raison précise pour laquelle Amon avait choisi ce prisonnier-là – Amon, de toute façon, n’avait pas de comptes à rendre. Après qu’il eut été touché, l’homme fut extirpé du groupe de prisonniers qui tiraient et poussaient les wagons et placé sur le bas-côté de la voie. Les autres s’arrêtèrent, les nerfs tendus dans l’attente d’un massacre général. Mais Amon, l’air renfrogné, leur fit un petit signe de la main pour leur indiquer qu’il était satisfait pour le moment de la cadence de leur travail et qu’ils pouvaient continuer.
Mis à part ces actes de sauvagerie gratuits, Amon était en train de revenir sur une des promesses qu’il avait faites aux chefs d’entreprise. Oskar reçut un coup de téléphone de Madritsch l’incitant à faire une démarche commune. Amon avait juré de ne se mêler en aucun cas de la marche des entreprises. Il est vrai qu’il n’interférait pas de l’intérieur. Mais il retenait les équipes de travailleurs en leur faisant subir d’interminables appels sur l’Appellplatz. Madritsch mentionna l’incident – une pomme de terre trouvée dans un baraquement qui avait valu à tous les prisonniers de ce baraquement d’être flagellés en public pendant que tous les autres assistaient à la scène. Et Dieu sait qu’il fallait du temps pour que quelques centaines de prisonniers baissent leurs pantalons, relèvent leurs chemises et attendent leurs vingt-cinq coups de fouet. Goeth avait établi une règle : le prisonnier qu’on fouettait devait lui-même compter les coups à haute voix pour faciliter la tâche de l’auxiliaire ukrainien qui les administrait. Si la victime se trompait en comptant, on recommençait de zéro. Le commandant Goeth trouvait toujours une bonne raison pour que les appels fussent une entreprise de longue durée.
Les équipes de travailleurs
Weitere Kostenlose Bücher