La Loi des mâles
voici que la nourrice qu’on avait arrêtée, qui se tenait là depuis
une semaine, a vu son lait soudain tari. Nous faire cela dans un pareil
moment ! Car la reine, bien sûr, est hors d’état d’allaiter ; la
fièvre l’a prise. Mon pauvre Hugues tourne, vire, s’époumone et ne sait que
résoudre, car ce ne sont point affaires d’homme ; quant au sire de
Joinville, qui n’a plus goutte de vue ni de mémoire, tout ce qu’on peut
souhaiter de lui c’est qu’il ne nous expire pas dans les bras. Autrement dit,
ma mère, je suis seule à pourvoir à tout.
Marie de Cressay se demandait
pourquoi on la faisait ainsi confidente des drames royaux, quand madame de
Bouville, poursuivant son caquet, dit en s’approchant d’elle :
— Heureusement j’ai de la tête,
et je me suis rappelée à propos que cette fille que j’avais conduite ici devait
être délivrée… Vous nourrissez, bien sûr, et votre enfant profite à vue
d’œil ?
Elle semblait faire reproche à la
jeune mère de sa bonne santé.
— Jugeons cela de plus près,
dit-elle encore.
Et d’une main compétente, comme elle
aurait soupesé des fruits au marché, elle palpa les seins de Marie. Celle-ci
eut un mouvement de répulsion qui la fit sauter en arrière.
— Vous pouvez fort bien en
nourrir deux, reprit madame de Bouville. Vous allez donc me suivre, ma bonne
fille, et venir donner votre lait au roi.
— Je ne puis, Madame !
s’écria Marie avant même de savoir comment elle justifierait son refus.
— Et pourquoi ne pourriez-vous
pas ? À cause de votre péché ? Vous êtes tout de même fille de
noblesse ; et puis le péché ne vous empêche point d’être riche en lait. Ce
sera la façon de vous racheter un peu.
— Je n’ai pas péché, Madame, je
suis mariée !
— Vous êtes bien la seule à le
dire, ma pauvre petite ! D’abord, si vous étiez mariée, vous ne seriez pas
ici. Et puis la question n’est point là. Il nous faut une nourrice…
— Je ne puis, car justement
j’attends mon époux qui doit venir me prendre. Il m’a fait savoir qu’il
arriverait bientôt et le pape lui a promis…
— Le pape !… Le
pape ! clama la femme du curateur. Mais elle a perdu l’esprit, ma
parole ! Elle croit qu’elle est mariée, elle croit que le pape s’inquiète
d’elle. Cessez de nous conter vos sottises, et ne blasphémez point le nom du
Saint-Père. Vous allez venir à Vincennes tout immédiatement.
— Non, Madame, je n’irai point,
répliqua Marie avec obstination.
La colère monta au nez de la petite
madame de Bouville qui empoigna Marie par le haut de la robe et se mis à la
secouer.
— Voyez-moi l’ingrate !
Cela se débauche, se fait mettre grosse. On prend du soin pour elle, on la
sauve de la justice, on la place au meilleur couvent, et quand on vient la
requérir pour nourrice du roi de France, la péronnelle regimbe. La bonne
sujette que nous avons là ! Savez-vous qu’on vous offre un honneur pour
lequel les plus grandes dames du royaume se battraient ?
— Eh ! Madame, lui
répondit Marie dans la figure, que ne vous adressez-vous alors à ces grandes
dames qui sont plus dignes que moi !
— C’est qu’elles n’ont pas
fauté au bon moment, les sottes ! Ah ! que me faites-vous dire !
Assez parlé, vous m’allez suivre.
Si l’oncle Tolomei ou le comte de
Bouville lui-même étaient venus faire à Marie de Cressay la même demande, elle
eût sûrement accepté. Elle était de cœur généreux, et se fût offerte à nourrir
tout enfant en détresse ; à plus forte raison celui de la reine. La
fierté, et l’intérêt aussi, auraient dû l’y pousser autant que la bonté.
Nourrice du roi, tandis que Guccio était damoiseau du pape, toutes leurs
difficultés se trouvaient aplanies, et leur fortune faite. Mais la femme du
curateur n’avait pas pris la bonne manière. Parce qu’on la traitait non comme
une mère heureuse mais comme une délinquante, non comme une femme digne mais
comme une serve, et parce qu’elle continuait de voir en madame de Bouville une
messagère de mauvais sort, Marie oubliait de penser, se butait. Ses grands yeux
bleu sombre brillaient de crainte et d’indignation mêlées.
— Je conserverai mon lait pour
mon fils, dit-elle.
— C’est ce que nous allons
voir, méchante ! Puisque vous ne m’obéissez de gré, je vais appeler les
écuyers qui m’attendent et qui vous enlèveront de force.
La mère abbesse intervint.
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