La Loi des mâles
chambellan s’intéressant à son sort ! Qui aurait
pu imaginer cela ?
Le caquet de madame de Bouville ne
leur laissait guère le temps de réfléchir.
— Le devoir du chrétien, disait
madame de Bouville, est d’aider le pécheur en son repentir. Conduisez-vous en
bons gentilshommes. Qui sait si ce n’était point l’effet de la volonté divine
que votre sœur se trouvât accouchée au moment qu’il fallait, sans grand bien,
hélas ! puisque le petit roi est mort ; mais enfin, elle lui a porté
secours.
La reine Clémence, pour témoigner sa
reconnaissance, ferait inscrire l’enfant de la nourrice pour un revenu de
cinquante livres à prendre chaque année sur son douaire. En outre, un don de
trois cents livres en or serait remis dès à présent. La somme était là, dans
une grosse bougette brodée.
Les deux frères Cressay cachèrent
mal leur émoi. C’était la fortune qui leur tombait des cieux, le moyen de faire
relever le mur d’enceinte de leur manoir ébréché, la certitude d’une table
fournie toute l’année, la perspective de s’acheter enfin des armures et
d’équiper quelques-uns de leurs serfs en valets d’armes, afin de pouvoir
paraître avec avantage aux levées de bannières ! On parlerait d’eux sur
les champs de bataille.
— Entendez-moi bien, précisa
madame de Bouville ; c’est à l’enfant que ces dons sont faits. S’il était
maltraité ou qu’il lui arrivât malheur, le revenu, bien sûr, serait supprimé.
Car d’être le frère de lait du roi lui confère une distinction que vous devez
respecter.
— Certes, certes, j’approuve…
Puisque Marie se repent, dit le frère barbu, mettant de l’emphase à son
empressement, et puisque son pardon nous est présenté par si hautes personnes
que vous, messire, madame… nous lui devons ouvrir les bras. La protection de la
reine efface son péché. Et que nul désormais, noble ou vilain, ne s’avise d’en
rire devant moi ; je le tranche.
— Et notre mère ? demanda
le cadet.
— Je me fais fort de la
convaincre, répondit Jean. Je suis le chef de famille depuis la mort de notre
père ; il ne faut pas l’oublier.
— Vous allez, reprit madame de
Bouville, jurer sur les Évangiles de ne rien écouter ni répéter de ce que votre
sœur pourrait vous dire avoir vu pendant qu’elle fut ici, car ce sont des
choses de couronne qui doivent rester secrètes. D’ailleurs, elle n’a rien vu,
elle a nourri et voilà tout ! Mais votre sœur a un peu d’extravagance dans
la tête et se plaît à conter des fables ; elle vous l’a bien prouvé…
Hugues ! Va quérir les Évangiles.
Le livre saint d’un côté, le sac
d’or de l’autre, et la reine qui passait dans le jardin… Les frères Cressay
jurèrent de taire toutes choses concernant la mort du roi Jean I er ,
de veiller, nourrir et protéger l’enfant qui appartenait à leur sœur, ainsi que
d’interdire leur porte à l’homme qui l’avait séduite.
— Ah ! Nous le jurons de
grand cœur ! Qu’il ne reparaisse jamais, celui-là ! s’écria l’aîné.
Le cadet montrait moins de
conviction dans l’ingratitude. Il ne pouvait s’empêcher de penser :
« Tout de même, sans Guccio…»
— Nous nous informerons
d’ailleurs pour savoir si vous êtes attentifs à votre serment, dit madame de
Bouville.
Elle offrit aux deux frères de les
accompagner sur-le-champ au couvent des Clarisses.
— C’est trop de peine vous
donner, madame, dit Jean de Cressay ; nous irons bien nous-mêmes.
— Non, non, il faut que j’y
vienne. Sans mon ordre, la mère abbesse ne laissera point sortir Marie.
Le visage du barbu se rembrunit. Il
réfléchissait.
— Qu’avez-vous ? demanda
madame de Bouville. Voyez-vous quelque difficulté ?
— C’est que… je voudrais
auparavant acheter une mule pour y faire monter notre sœur.
Alors que Marie était enceinte, il
l’avait fait voyager en croupe de Neauphle à Paris ; mais maintenant
qu’elle les enrichissait, il tenait à ce que son retour s’effectuât avec
dignité. Et puis la mule qui servait à dame Eliabel était crevée depuis le mois
précédent.
— Qu’à cela ne tienne, dit
madame de Bouville ; nous allons vous en donner une. Hugues !
Commande donc qu’on selle une de nos mules.
Bouville accompagna, jusqu’au
pont-levis, sa femme et les deux frères Cressay.
« Je voudrais être mort, pour
cesser enfin de mentir et de craindre », pensait le malheureux
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