La Louve de France
celle de surveillance habituelle.
Un lieu où se retrancher ? Le Lord-maire suggérait l’abbaye de Walton, à
trois lieues au sud en contournant les eaux. Il était fort désireux, au fond de
soi, de se débarrasser sur les moines du soin d’abriter cette compagnie. Il
fallait constituer une escorte de protection pour la reine.
— Je la commanderai !
s’écria Jean de Hainaut.
— Et le débarquement de vos
Hennuyers, messire, dit Mortimer, qui va y veiller ? Et combien de temps
cela va-t-il prendre ?
— Trois grosses journées, pour
qu’ils soient constitués en ordre de marche. Je laisserai à y pourvoir Philippe
de Chasteaux, mon maître écuyer.
Le plus grand souci de Mortimer
concernait les messagers secrets qu’il avait envoyés de Hollande vers l’évêque
Orleton et le comte de Lancastre. Ces derniers avaient-ils été joints, prévenus
en temps voulu ? Et où étaient-ils présentement ? Par les moines, on
pourrait sans doute le savoir et dépêcher des chevaucheurs qui, de monastère en
monastère, parviendraient jusqu’aux deux chefs de la résistance intérieure.
Autoritaire, calme en apparence,
Mortimer arpentait la grand-rue de Harwich, bordée de maisons basses ; il
se retournait, impatient de voir se former l’escorte, redescendait au port pour
presser le débarquement des chevaux, revenait à l’auberge des Trois Coupes où
la reine et le prince Édouard attendaient leurs montures. En cette même rue
qu’il foulait, passerait et repasserait, pendant plusieurs siècles, l’histoire
de l’Angleterre [45] .
Enfin l’escorte fut prête ; les
chevaliers arrivaient, se rangeant par quatre de front et occupant ainsi toute
la largeur de High Street. Les goujats couraient à côté des chevaux pour fixer
une dernière boucle au caparaçon ; les lances oscillaient devant les
étroites fenêtres ; les épées tintaient contre les genouillères.
On aida la reine à monter sur son
palefroi, et puis la chevauchée commença à travers la campagne vallonnée, aux
arbres clairsemés, aux landes envahies par la marée et aux rares maisons
coiffées de toits de chaume. Derrière des haies basses, des moutons à laine
épaisse broutaient l’herbe autour de flaques d’eau saumâtre. Un pays assez
triste, en somme, enveloppé dans la brume de l’estuaire. Mais Kent, Cromwell,
Alspaye, la poignée d’Anglais, et Maltravers lui-même, tout malade qu’il fût
encore, regardaient ce paysage, se regardaient, et les larmes leur brillaient
aux yeux. Cette terre là, c’était celle de l’Angleterre !
Et soudain, à cause d’un cheval de
ferme qui avançait la tête par-dessus la demi porte d’une écurie et qui se mit
à hennir au passage de la cavalcade, Roger Mortimer sentit fondre sur lui
l’émotion du pays retrouvé. Cette joie si longtemps attendue, et qu’il n’avait
pas encore ressentie, tant il avait de graves pensées en tête et de décisions à
prendre, il venait de la rencontrer, au milieu de la campagne, parce qu’un
cheval anglais hennissait vers les chevaux de Flandre.
Trois ans d’éloignement, trois ans
d’exil, d’attente et d’espérance ! Mortimer se revit tel qu’il était la
nuit de son évasion de la Tour, tout trempé, glissant dans une barque au milieu
de la Tamise, pour atteindre un cheval, sur l’autre rive. Et voici qu’il
revenait, ses armoiries brodées sur la poitrine, et mille lances avec lui pour
soutenir son combat. Il revenait, amant de cette reine à laquelle il avait si
fort rêvé en prison. La vie survient parfois semblable au songe qu’on en a
fait, et c’est seulement alors qu’on peut se dire heureux.
Il tourna les yeux, dans un
mouvement de gratitude et de partage, vers la reine Isabelle, vers ce beau
profil, serti dans le tissu d’acier, et où l’œil brillait comme un saphir. Mais
Mortimer vit que messire Jean de Hainaut, qui marchait de l’autre côté de la
reine, la regardait aussi, et sa grande joie tomba d’un coup. Il eut
l’impression d’avoir déjà connu cet instant-là, de le revivre, et il en fut
troublé, car peu de sentiments en vérité sont aussi inquiétants que celui, qui
parfois nous assaille, de reconnaître un chemin où l’on n’est jamais passé. Et
puis il se souvint de la route de Paris, le jour où il était allé accueillir
Isabelle à son arrivée, et se rappela Robert d’Artois cheminant auprès de la
reine, comme Jean de Hainaut à présent.
Et il entendit la
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