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La Louve de France

La Louve de France

Titel: La Louve de France Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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frère Philippe le Bel, il venait d’être frappé à la tête, dans
les rouages mystérieux du vouloir. On crut qu’il passait et, à son hôtel où on
le transporta, l’énorme maisonnée prit l’affairement éploré du deuil.
    Pourtant, après quelques jours, où
il parut présent à la vie plutôt par le souffle que par la pensée, il reprit à
demi apparence d’exister. La parole lui était revenue, mais hésitante, mal
articulée, butant sur certains mots, sans plus rien de cette redondance et de
cette autorité qui la marquaient auparavant ; la jambe droite n’obéissait
pas, ni la main qui avait lâché la plume d’oie.
    Immobile dans un siège, accablé de
chaleur sous les couvertures dont on croyait bon de l’étouffer, l’ex-roi
d’Aragon, l’ex-empereur de Constantinople, le comte de Romagne, le pair
français perpétuellement candidat à l’Empire d’Allemagne, le dominateur de
Florence, le vainqueur d’Aquitaine, le rassembleur de croisés, mesurait soudain
que tous les honneurs qu’un homme peut recueillir ne sont plus rien lorsque
s’installe le déshonneur du corps. Lui qui n’avait eu, et depuis son enfance,
que l’anxiété de conquérir les biens de la terre, se découvrit soudain d’autres
angoisses. Il exigea d’être conduit en son château du Perray, près de
Rambouillet, où il n’allait guère et qui brusquement lui devint cher, par un de
ces bizarres attraits qui viennent aux malades pour des lieux où ils s’imaginent
pouvoir recouvrer la santé.
    L’identité de son mal avec celui qui
avait abattu son frère aîné obsédait son cerveau dont l’énergie était diminuée
mais non point la clarté. Il cherchait dans ses actes passés la cause de ce
châtiment que le Tout-puissant lui infligeait. Affaibli, il devenait pieux. Il
pensait au Jugement. Mais les orgueilleux se font facilement la conscience
pure ; Valois ne découvrait presque rien qu’il eût à se reprocher. En
toutes ses campagnes, en tous les pillages et massacres qu’il avait ordonnés,
en toutes les extorsions qu’il avait fait subir aux provinces conquises et
délivrées par lui, il estimait avoir toujours bien usé de ses pouvoirs de chef
et de prince. Un seul souvenir lui était objet de remords, une seule action lui
semblait l’origine de son actuelle expiation, un seul nom s’arrêtait à ses
lèvres lorsqu’il faisait l’examen de sa carrière : Marigny. Car il n’avait
en vérité jamais haï personne, sauf Marigny. Pour tous les autres qu’il avait
malmenés, châtiés, tourmentés, expédiés à la mort, il n’avait jamais agi que
convaincu d’un bien général qu’il confondait avec ses propres ambitions. Mais
dans sa lutte contre Marigny, il avait apporté tout le bas acharnement qu’on
peut mettre à une querelle privée. Il avait menti sciemment en accusant
Marigny, il avait porté faux témoignage contre lui, et suscité de fausses
dépositions ; il n’avait reculé devant aucune bassesse pour envoyer
l’ancien coadjuteur et recteur général du royaume, plus jeune alors qu’il ne se
trouvait à présent lui-même, se balancer à Montfaucon. Rien ne l’avait guidé en
cela que le besoin de vengeance, et la rancœur d’avoir vu, jour après jour, un
autre disposer en France de plus de puissance que lui.
    Et voilà que maintenant, assis dans
la cour de son manoir du Perray, observant les oiseaux passer, regardant les
écuyers sortir les beaux chevaux qu’il ne monterait plus, Valois s’était mis…
le mot le surprenait lui-même, mais il n’y en avait pas d’autre !… il
s’était mis à aimer Marigny, à aimer sa mémoire. Il aurait voulu que son ennemi
fût encore vivant afin de pouvoir se réconcilier avec lui et lui parler de
toutes choses qu’ils avaient connues, vécues ensemble et sur lesquelles ils
s’étaient tant opposés. Son frère aîné Philippe le Bel, son frère Louis
d’Évreux, ses deux premières épouses même, tous ces disparus lui manquaient
moins que son ancien rival ; et aux moments où il ne se croyait pas
observé, on le surprenait à marmonner quelques phrases d’une conversation tenue
avec un mort.
    Chaque jour, il envoyait un de ses
chambellans, muni d’un sac de monnaie, faire aumône aux pauvres d’un quartier
de Paris, paroisse après paroisse ; et les chambellans étaient chargés de
dire, en déposant les pièces dans les mains crasseuses : « Priez,
bonnes gens, priez Dieu pour Monseigneur Enguerrand de Marigny et

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