La Louve de France
de
maraîchers qui encombra la chaussée permit à l’évêque anglais de regagner
précipitamment sa porte. Le soir même, sans avoir fait aucun adieu, il prenait
la route de Boulogne, pour aller secrètement s’embarquer.
Il emportait, outre la copie de la
lettre d’Orleton, de nombreuses preuves rassemblées pour convaincre de complot
et de trahison la reine Isabelle, Mortimer, le comte de Kent et tous les
seigneurs qui les entouraient.
Dans un manoir d’Ile-de-France, à
une lieue de Rambouillet, Charles de Valois, abandonné de presque tous et
reclus dans son corps comme déjà dans un tombeau, existait toujours. Celui
qu’on avait appelé le second roi de France n’était plus attentif qu’à l’air qui
pénétrait ses poumons d’un rythme irrégulier, avec par instants d’angoissantes
pauses. Et il continuerait de respirer cet air, dont toute créature se nourrit,
de longues semaines encore, jusqu’en décembre.
TROISIÈME PARTIE
LE ROI VOLÉ
I
LES ÉPOUX ENNEMIS
Depuis huit mois, la reine Isabelle
vivait en France ; elle y avait appris la liberté et rencontré l’amour. Et
elle avait oublié son époux, le roi Édouard. Celui-ci n’existait plus en ses
pensées que d’une façon abstraite, comme un mauvais héritage laissé par une
ancienne Isabelle qui eût cessé d’être ; il avait basculé dans les zones
mortes du souvenir. Elle ne se rappelait même plus, lorsqu’elle voulait s’y
forcer pour aviver ses ressentiments, l’odeur du corps de son mari, ni la
couleur exacte de ses yeux. Elle ne retrouvait que l’image vague et brouillée
d’un menton trop long sous une barbe blonde, et l’onduleux, le désagréable
mouvement du dos. Si la mémoire fuyait, la haine en revanche restait tenace.
Le retour précipité de l’évêque
Stapledon à Londres justifia toutes les craintes d’Édouard et lui montra
l’urgence qu’il y avait à faire revenir sa femme. Encore fallait-il agir avec
habileté et, comme disait Hugh le Vieux, endormir la louve si l’on voulait
qu’elle regagnât le repaire. Aussi les lettres d’Édouard pendant quelques
semaines furent celles d’un époux aimant, qu’affligeait l’absence de sa
compagne. Les Despensers eux-mêmes participaient à ce mensonge en adressant à
la reine des protestations de dévouement et en se joignant aux supplications du
roi pour qu’elle leur accordât la joie de son prompt retour. Édouard avait
également chargé l’évêque de Winchester d’user de son influence auprès de la
reine.
Mais le 1 er décembre,
tout changea. Édouard, ce jour-là, fut saisi d’une de ces colères soudaines et
démentes, une de ces rages, si peu royales, qui lui donnaient l’illusion de
l’autorité. L’évêque de Winchester venait de lui transmettre la réponse de la
reine ; celle-ci répugnait à regagner l’Angleterre par la crainte que lui
inspiraient les entreprises de Hugh le Jeune ; elle avait d’ailleurs fait
part de cette crainte à son frère le roi de France. Il n’en fallut pas plus. Le
courrier qu’Édouard dicta à Westminster, pendant cinq heures d’affilée, allait
plonger les cours d’Europe dans la stupéfaction.
Et d’abord il écrivit à Isabelle
elle-même. Il n’était plus question, à présent, de « doux cœur ».
« Dame, écrivit Édouard,
souventes fois nous vous avons mandé, aussi bien avant l’hommage qu’après, que
pour le grand désir que nous avons que vous fussiez auprès de nous et le grand
mésaise de votre longue absence, vous vinssiez par devers nous en toute hâte et
toutes excusations cessantes.
« Avant
l’hommage, vous étiez excusée pour cause de l’avancement des besognes ;
mais depuis lors vous nous avez mandé par l’honorable père évêque de Winchester
que vous ne viendriez point, par peur et doute de Hugh Le Despenser, ce dont
nous sommes grandement étonné ; car vous envers lui et lui envers vous
vous êtes toujours faits louanges en ma présence, et nommément à votre départir,
par promesses spéciales et autres preuves de confiante amitié, et encore par
vos lettres particulières qu’il nous a montrées.
« Nous savons de vérité, et
vous le savez également, Dame, que ledit Hugh nous a toujours procuré tout
l’honneur qu’il a pu ; et vous savez aussi que oncques nulle vilenie ne
vous fît depuis que vous êtes ma compagne, sinon, et par aventure, une seule
fois, et par votre faute, veuillez vous en souvenir .
« Trop nous
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