La lumière des parfaits
nous distraire en disant avoir invité, pour le jour de l’An, des troubadours, des bouffons, des saltimbanques, des jongleurs et un montreur d’ours des monts Pyrénées.
Le cœur n’y était pas. Il m’avait vivement déconseillé de tenter une audience auprès de Durand Salvar, l’inquisiteur général, de crainte qu’icelui ne m’accuse de recel d’hérétiques et ne fasse procéder à mon arrestation. Je devais me reposer sur le cardinal d’Aigrefeuille qui avait l’oreille du Saint-Père, me conseilla-t-il.
Le jour de Noël, on nous offrit de succulentes et juteuses oranges d’Espagne. Le plus beau cadeau que je reçus fut cependant un bref message de Marguerite. Elle était en grande déploration, me remerciai pour la rondelle qu’on lui avait fait parvenir, me disait son amour et sa foi en moi. Avec un courage admirable, elle me disait qu’Isabeau et elle n’étaient point maltraitées ; elles souffraient cependant d’un manque de sommeil, de repas d’une grande frugalité et des longues heures d’interrogatoire qu’elles devaient subir. Le verdict, selon elle, ne serait pas rendu avant deux ou trois mois.
Je ne savais pas si elles avaient été soumises à la question. Marguerite avait gardé le silence sur ces éventuels et effroyables tourments.
Après l’Épiphanie, nous regagnâmes Villeneuve-lès-Avignon et le fort Saint-André. Charles de Batz n’avait point perdu son temps. Il avait débougetté quelques ducats de la bourse que je lui avais confiée pour faire retailler des habits par un fripier d’Avignon.
Je lui conseillai toutefois de penser à prendre bain avant de les revêtir. Il puait comme un bouc. Et invitait tout le monde à se frotter les gencives et les dents avec un bâton de reuglisse, s’ils ne voulaient pas avoir en guise de crocs des chicots jaunâtres.
Et à laver chaque jour les linges merdouilleux qu’ils utilisaient pour se torcher le cul. Nous n’avions point de lavandières pour le faire.
Deux jours avant les calendes de février, le trentième jour du mois de l’année suivante, en l’an 1363, je me fis annoncer à la porte de la Peyrolerie. Je patientai une demi-heure.
Le cardinal Guillaume d’Aigrefeuille me reçut dans la cour du cloître, en le palais vieux, l’air soucieux. Tout en marchant, il me fit part des actes dont était accusées Marguerite et Isabeau.
« Votre demi-sœur Isabeau est accusée d’hérésie et de fornication aggravée pour avoir soutenu que le Mal noir, qui a sévi sur la Chrétienté en 1348, avait pour principale cause la conjonction, le 20 mars 1345, des planètes Jupiter, Saturne, Mars et leur rencontre avec la tête du Dragon, le 6 octobre 1347 dans le signe du Lion.
— Mais, votre Éminence…
— Laissez-moi terminer, messire Brachet. Elle a aussi reconnu avoir eu des relations charnelles avec le chevalier de Sainte-Croix, commandeur de l’Ordre de Saint-Jean de l’Hôpital, relevant de la fornication aggravée, car acceptée et non subie. Des relations charnelles, le moine convers qui a rédigé le procès-verbal de l’interrogatoire a biffé, raturé le qualificatif, de sorte qu’un doute subsiste sur ce dernier chef d’accusation. De ce fait, ce chef d’accusation pourrait ne pas être reconnu contre elle.
–… …
— En ce qui concerne votre épouse…
— Oui ?
— Elle soutient que la peur, la maigreur ou l’obésité favoriseraient la contamination, et elle aurait préconisé saignées, purgations et diètes pour épurer le sang.
— Elle m’a pourtant souventes fois dit qu’elle croyait les saignées contre nature, pour cause qu’elles affaiblissaient le corps sans le purifier.
— En cas de pestilence, votre épouse suggérerait d’éviter les places publiques, les étuves, les relations charnelles, épuisantes et sournoises, de demeurer cloîtré chez soi, portes et fenêtres closes, de faire brûler de l’encens, de l’aloès, de la noix, du musc et du camphre. De préférer les légumes cuits assaisonnés de vinaigre cru, de puiser l’eau à mi-profondeur des fontaines, de distiller de l’eau de table à l’alambic, d’avaler des pilules préparées selon les formules du traité de Razès, à la base du bol d’Arménie…
— Mon Dieu, est-ce possible ?
— En égard aux actes d’accusation, l’une et l’autre risquent la réclusion, leur vie durant. Mais si elles venaient à revenir sur leurs aveux…
— Elles seraient considérées
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