La lumière des parfaits
j’entendis la première vague de chevaliers se mettre en branle et prendre une allure de charge.
Tout se déroula dès lors comme une scène que l’on verrait au ralenti dans un demi-sommeil. La glace craqua, brisant net son élan. Le cheval de bataille du grand maître devait bien mesurer deux toises au garrot. Ses antérieurs et ses postérieurs s’enfoncèrent peu à peu, la croupe disparut, le poitrail aussi. Restèrent un moment suspendus au-dessus des glaces, la queue, le chanfrein, le mors à longues branches droites et les aiguillettes. Les jambes du grand maître furent englouties. Ses nasches disparurent avec les arçons. De l’eau et de la glace au-dessus de la taille, il chevauchait encore son destrier, les rênes d’une main, en brandissant son épée de l’autre, sans tenter de s’extraire de la gangue glaciale qui l’étreignait. Mais le pouvait-il encore ?
Était-ce le dernier sursaut d’orgueil d’un homme qui voyait venir sa mort prochaine et recommandait son âme à Dieu ? Ou bien celle d’un pauvre hère paralysé par le froid glacial qui engourdissait progressivement ses muscles et paralysait son cerveau ?
N’eût été le drame qui se déroulait sous mes yeux, la scène dont j’étais le témoin impuissant aurait déclenché un fou rire nerveux. Voir ainsi l’un des hommes parmi les plus puissants de ce monde chevaucher la glace, le cul dans l’eau, dont n’émergeraient bientôt que les cornes blanches et dentelées qui ornaient le cimier de son heaume…
En vérité, je vivais un véritable quauquemare ! Un cauchemar comme je n’en avais, onques fait dans mes rêves les plus espouvantables. Sous le poids de son haubert, des trumelières, des spallières, du flancart et des rebras, sans parler du heaume, des solerets et du reste de l’armure, le grand maître s’enfonçait inexorablement dans les marécages dont nous savions que le sol était composé de sables mouvants.
Sur mes côtés, la première ligne de l’échelon des frères teutoniques, indifférents au drame qui se déroulait à quelques pas de moi, me dépassait au galop pour s’élancer sur un lac que l’on avait cru gelé, mais que le redoux de la nuit dernière avait fragilisé.
Par la grâce de Dieu, mon destrier avait glissé des quatre fers au moment où ses antérieurs avaient crevé la couche superficielle de glace. En ruant plusieurs fois pour s’arracher et en posant ses postérieurs sur la terre ferme, il me sauva la vie. Projeté cul par-dessus tête, sans avoir lâché la bride, je brandis haut la longue et traditionnelle lance dont l’armurier m’avait doté. Elle toisait environ huit coudées.
Mes bottes gorgées d’eau, les pieds s’enfonçant lentement dans les sables, je relevai du bras le mézail de mon bacinet et hurlai :
« Maître, par Saint-Georges, ma lance ! Saisissez ma lance ! » Pas de réponse. Le grand maître ne m’entendait plus, de l’eau jusqu’à la poitrine. D’un instant à l’autre, il disparaîtrait dans les sables mouvants.
Trois fois, je l’implorai. De plus en plus fort. L’air humide, chargé de relents maintenant putrides, déclencha une quinte de toux. Je toussis, la gorge en feu, les poumons sur le point d’éclater.
À la parfin, Winrich von Kniprode tourna la tête et vit ma lance pointée dans sa direction. À quelques pouces de son gantelet. Mais trop loin. Je pris la bride de mon destrier de la main senestre, me dégantai en arrachant mon gantelet de mailles par les dents, fis passer ma lance dans ma main dextre pour gagner quelques pouces et me penchais autant que je le pus, les deux pieds cloués dans la vase.
Le grand maître n’avait pas perdu de sa superbe. Son destrier avait complètement disparu sous lui. Il réussit à relever son ventail et je vis ses yeux. Ils étaient gris. Gris et tristes.
Pouce par pouce, alors que l’eau et la glace lui arrivaient jusqu’aux aisselles et qu’il s’invisquait de plus en plus vite, il parvint, in extremis , à saisir l’extrémité de l’arestuel.
« Éclat, Tire ! Tire ! le suppliai-je à pleins poumons. Bonté divine, sors-nous de là !
— Messire Brachet, de grâce, nous allons périr tous les deux, souffla le fendant chevalier, d’un air résigné. Sauvez votre vie ! C’est un ordre, Rittermeister ! rugit-il, ses doigts se relâchant sur la hampe.
— Que nenni, maître, je ne suis pas l’un de vos moines-soldats et n’ai que faire de vos injonctions ;
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