La malediction de la galigai
appartements de la marquise, Louis songeait à l'étonnante amitié qui liait Ménage et Tallemant.
Car, apparemment, tout opposait les deux hommes. Le secrétaire du coadjuteur, qui connaissait les secrets les plus intimes de Paul de Gondi, aurait dû naturellement se ranger dans le parti de la Fronde, tandis que Tallemant, financier, fils de traitants et frère de banquiers, aurait dû rejoindre la faction de la Cour, les frondeurs voulant la disparition des financiers. Les amis de Gondi et de Beaufort n'avaient-ils pas publié un catalogue des partisans désignant à la vindicte publique ceux qui volaient l'Ãtat ? Ne les avaient-ils pas même taxés de fortes sommes lorsqu'ils maîtrisaient Paris ?
Eh bien, malgré ces oppositions, Tallemant et Ménage partageaient nombre de jugements. Le secrétaire du coadjuteur n'épousait pas toutes les idées de son maître, et encore moins celles de son entourage. S'il reconnaissait le talent du baron de Blot, il n'hésitait pas à critiquer la cour brouillonne du petit archevêché 5 et les prétentions de ses membres quant à accéder aux premières charges de l'Ãtat, le jour où le coadjuteur deviendrait président du Conseil royal. De plus, ayant hérité de quelques biens, Ménage était devenu prieur commendataire 6 de Montdidier, abbé et pensionné de la reine. Aussi refusait-il de participer aux campagnes diffamatoires contre Mazarin et la régente.
Quant à Gédéon Tallemant, ayant fait dans sa jeunesse un voyage en Italie avec Paul de Gondi, il en était resté l'ami. Par ailleurs, peut-être sous l'influence de son coreligionnaire Guy Patin, le banquier observait le cardinal Mazarin d'un Åil fort critique. Sa famille, qui vivait dans la familiarité de Particelli d'Ãmery, lui avait rapporté trop d'anecdotes sur la cupidité du cardinal. Les succès diplomatiques du ministre ne pesaient guère à ses yeux face à la corruption qui gangrenait la Cour.
Au final, Ménage et Tallemant partageaient surtout la même admiration pour la marquise de Rambouillet qui se tenait à l'écart des factions, jugeant que la seule loyauté qui valût devait être envers le roi. Tous trois se retrouvaient aussi pour juger intolérables les exigences du prince de Condé.
*
Louis, précédé du majordome, traversa l'antichambre et les pièces en enfilade jusqu'à la grande chambre de parade au plafond d'azur. Là , l'intendant gratta à la porte de l'oratoire et reçut l'ordre d'entrer. Ayant ouvert, il annonça Louis Fronsac.
La marquise, en robe de satin noir, était assise sur une chaise haute avec une jeune enfant sur les genoux. Julie-Marie, la préférée de ses petites-filles. Sur deux chaises caquetoires se tenaient Gilles Ménage, en soutane, le regard ténébreux, et Gédéon Tallemant, fort élégant dans son habit bourgeois et ses longs cheveux bouclés. à l'écart, une nourrice attendait.
â Monsieur le marquis ! s'exclama Catherine de Rambouillet. Quelle joie ! Julie est-elle avec vous ?
â Non, madame, je suis venu seul à Paris.
Tallemant lui adressa un regard profond. Si Fronsac venait seul, cela signifiait qu'il allait quémander quelque information pour une de ses enquêtes. La marquise le comprit aussi, car elle fit signe à la nourrice de sortir avec sa petite-fille.
Ménage manquait de manières. Non seulement il avait l'habitude de nettoyer ses dents en public à l'aide de mouchoirs sales, mais il ne possédait aucune civilité. Louis ne fut donc pas surpris lorsqu'il lança abruptement, avec une expression inquisitrice :
â Monsieur de Tilly se porte-t-il bien ?
Fronsac lui rendit son regard. à coup sûr, l'abbé avait appris que personne n'avait de nouvelles de Gaston depuis deux semaines.
â Je l'ai laissé au Grand-Châtelet où il avait du travail en retard, fit-il. Exercer la justice vous expose parfois à des inconvénientsâ¦
â Rien de grave ? demanda indiscrètement Ménage.
La marquise fut brusquement en éveil.
â Cela a-t-il un rapport avec le retour de Sa Majesté ? s'enquit-elle.
â La Cour revient ? répliqua Louis, tout surpris.
â Oui, répondit la marquise. On annonce que Sa Majesté quitterait Compiègne
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