La malediction de la galigai
doute avait-elle demandé à être prévenue de la venue des visiteurs. Pourtant, elle simula la surprise, laissant quand même échapper un regard calculateur.
Elle portait une jupe droite en satin bleu, une de ses jupes que l'on appelait les modestes. En haut, un busc aux boutons d'or et un collet de dentelle mettaient en valeur son opulente gorge. Ses cheveux bruns étaient crêpés en bouffons de part et d'autre de son joli visage à peine maquillé.
Gaston salua celle qui avait été sa maîtresse le temps d'une nuit. La Belle Gueuse inclina la tête à son tour, dissimulant à peine un sourire ensorceleur.
Engoncé dans un costume de soie galonné d'or, Bertrand de La Bazinière ne remarqua rien. Bien au contraire, il accola ses visiteurs comme de vieux compagnons.
Louis se prêta à cette comédie, Gédéon Tallemant lui ayant rapporté à quel point le trésorier de l'Ãpargne était lâche et perfide. C'est son père, déjà trésorier de l'Ãpargne, qui lui avait laissé cette charge ainsi que quelques millions de livres. Avant d'hériter, Bertrand de La Bazinière avait cependant voulu se couvrir de gloire dans un escadron du marquis d'Effiat. Seulement, il s'était enfui au premier engagement et couvert de honte. à la Cour, on le surnommait Bazinière Farouche . Mais il n'en avait cure, racontant partout, haut et fort, ses exploits militaires, entouré d'une troupe de traîne-rapière écartant ceux qui se gaussaient de lui.
Un sourire amical se dessina sur ses épaisses lèvres.
â C'est un plaisir et un honneur pour moi de vous recevoir, monsieur le marquis, et vous aussi monsieur le procureur, ânonna-t-il en s'inclinant.
Leur faisant signe de s'installer dans des fauteuils tapissés, il s'assit sur une banquette recouverte de cuir de Cordoue.
â Monsieur de La Bazinière, débuta Fronsac, manquant cruellement d'information sur un sujet que vous connaissez parfaitement, celui de la collecte de la taille, je me suis dit : pourquoi ne pas interroger mon ami ?
â Il est vrai que nul mieux que moi ne connaît la façon dont l'impôt est collecté, répliqua le trésorier avec un gonflement de poitrine plein de suffisance. Mais vous n'ignorez pas que, pour l'instant, la Cour des aides a fait défense, sur peine de la vie, de mettre les tailles en parti 8 .
â à dire vrai, je m'intéresse surtout à ce que devient l'impôt une fois centralisé chez les receveurs généraux. Je sais qu'une partie reste sur place pour payer les gages des officiers, les rentes et les travaux, et que le solde est envoyé à Paris⦠à l'Ãpargne justement.
â C'est cela, c'est la voiture des deniers.
â Je suppose qu'il s'agit d'une opération délicate.
â Très délicate ! Surtout à cause des vols. Les campagnes sont infestées de gueux malfaisants, de soldats mendiants et de bohémiens prêts à piller le moindre transport ! Une escorte est toujours fournie par les prévôts. Parfois, des soldats en armes.
â Comment cela s'est-il passé en Normandie, depuis le début des troubles ?
â Il n'y a eu aucun transport, évidemment ! Après le remplacement des intendants, qui s'en occupaient, le gouverneur monsieur de Longueville a prétexté l'insécurité du grand chemin pour ne rien faire ; ce en quoi il n'avait pas tort.
â Mais maintenant que la paix est revenue, les transports vont-ils reprendre ?
â Incessamment. Et certainement avant l'hiver.
â Combien représentent les tailles de Normandie ? s'enquit Gaston.
â Six millions. Je dois vous dire que Son Ãminence attend avec impatience cet argent.
â Il ne sera pas transporté six millionsâ¦
â Non, bien sûr, mais certainement deux millions.
â Avec une forte escorte, sans doute.
â Très forte ! Monsieur de Longueville la fournira.
â Ces transports se font toujours sur le grand chemin, et je suppose que leur trajet ainsi que les jours du transport demeurent secrets ?
â Absolument. Même moi je les ignore.
â Y a-t-il parfois des transports sur la Seine ?
â C'est arrivé. Rarement, mais cela s'est fait.
â La Seine est pourtant plus sûre que le grand
Weitere Kostenlose Bücher