La malediction de la galigai
que nous avons à entreprendre ? Un duel, et tout sera perdu ! Quand vous aurez deux cent cinquante mille livres, les femmes seront à vous. Celle-là comme les autres !
â J'ai trop supporté les insolences de ce faquin, grinça le boutefeu d'un ton bravache. Je vais lui passer mon épée à travers le corps !
â Et vous faire tuer ! Saluez mademoiselle, elle appréciera votre courtoisie, et prenez congé.
â Il ne tient qu'à vous qu'il ne me tue pas ! Nous sommes trois⦠suggéra le jeune écervelé avec un sourire fourbe.
â Vous pouvez compter sur nous, mais plus tard, discrètement⦠Faites ce que je vous dis, insista Pichon à voix basse, renforçant la pression de sa main sur l'épaule.
Le garçon lui lança un regard complice, puis sourit hideusement et revint vers Anaïs d'une démarche chaloupée. Ãtant son chapeau, il s'inclina comme son maître de danse le lui avait appris.
â Je suis désolé de vous avoir fâchée, mademoiselle. Puis-je me retirer ?
Avec un sourire de circonstance, elle lui tendit sa main à baiser. Il s'inclina, effleura la peau de la jeune fille de ses lèvres et retourna à sa monture, sans un regard pour son adversaire.
Pichon s'avança à son tour, son chapeau à la main, faisant une profonde révérence :
â Je suis tout autant désolé de cette querelle, mademoiselle. Nous venions vous annoncer que votre oncle restera à Rouen, peut-être pour quelques jours. Il est avec un de nos amis pour affaire.
â Merci de m'avoir prévenue, monsieur, fit-elle plus froidement.
L'aventurier se recoiffa et remonta en selle. Canto avait déjà salué Anaïs. Elle et Thibault les regardèrent partir. Quand ils furent hors de vue, Richebourg s'adressa à la jeune fille :
â Je me suis sottement emporté, mademoiselle Moulin Lecomte. Je ne le ferai plus. Laissez-moi me retirer à mon tour.
â Je ne veux plus de querelle, Thibault⦠Et surtout, je ne veux pas vous perdre, murmura-t-elle en baissant les yeux.
Leurs mains se trouvèrent et elle ajouta :
â Quand reviendrez-vous ?
â Demain, ce n'est pas possible. Je dois travailler chez moi.
â Dimanche, je ne sortirai que pour me rendre à la messe. Venez lundi, je vous en prie.
â Je serai là lundi, je vous le jure. Seul le diable pourrait m'en empêcher.
*
Thibault rentra chez lui le cÅur plein d'allégresse. Il ne gardait à l'esprit que les derniers mots d'Anaïs : Je ne veux pas vous perdre . C'était la première fois qu'elle lui avouait tenir à lui. Il en était bouleversé.
Il avait une lieue à faire pour gagner la grand-route de Houdan, et, de là , une lieue et demie pour arriver à son vieux château. L'affaire de deux heures avec sa vieille jument.
Il éprouvait un tel bonheur qu'il ne sentit pas le temps passer, laissant trotter l'animal à son gré. Pourtant, en se rapprochant de chez lui, il commença à songer à l'avenir et son euphorie se dissipa. Comme après une ivresse, il ressentit un mélange d'oppression et d'inquiétude, tant, même si Anaïs l'aimait, cela ne changeait rien à sa pauvreté.
S'il parlait à nouveau mariage aux parents de la jeune fille, il serait rejeté. Et en éprouvait une immense honte. Son aïeul, Pierre de Richebourg, se trouvait à Bouvines au côté du roi de France mais ces riches meuniers ne le jugeaient pas à leur goût !
Son tempérament, naturellement combatif, chassa vite cette amertume. Le monde avait changé, il devait l'accepter. En réfléchissant, il ne voyait qu'un seul moyen pour se faire accepter : se mettre au service de quelque puissant seigneur, voire du roi. Il avait songé à entrer dans les gardes du corps de la maison du roi, mais sans appui, c'était impossible. Les Richebourg n'ayant jamais engagé leur foi envers un grand seigneur, il ne disposait de personne pour l'aider. Sans doute pourrait-il être accepté dans un régiment moins prestigieux ? Le plus simple était de partir pour Compiègne où se trouvait la Cour. En se faisant connaître, il trouverait bien un engagement honorable.
Seulement, une fois là -bas, il ne verrait plus Anaïs. Et dans combien d'années reviendrait-il ?
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