La Malédiction de la Méduse
Chaumareys à une réalité aussi dévastée que la table où s’ébrouent dans le vin, le drame et le lait caillé quelques-uns des convives malmenés…
Poinsignon, le commandant du bataillon d’Afrique, s’est redressé, mais il reste sonné. Il a une énorme bosse sur le côté du front, les lèvres comme une tomate trop mûre et de l’entremets sur les épaulettes. Madame Schmaltz est toujours dans les limbes, le commandant de La Méduse l’envie.
« Monsieur… J’attends les ordres », risque l’importun resté près de la porte… « Remontez sur le pont, mon jeune ami, j’arrive ! Le commandant Poinsignon va vous accompagner, faites quérir d’urgence le médecin pour Madame Schmaltz. Dépêchez-vous ! »
Chaumareys est désormais seul avec l’épouse évanouie du gouverneur. Il cherche douloureusement quelque chose à boire. Il a un besoin vital d’une rasade au goulot qui lui ferait perler la sueur au front. Du vin, du rhum, même de la gnôle de soldat qui vous ronge la cervelle et le foie… N’importe quoi pour sentir la brûlure qui estompe le malaise. Chaumareys donnerait ses galons pour un fond de flacon.
Pourtant, il a dû sacrément batailler avant de les gagner. Pour en arriver là, il en a fallu des interventions, des suppliques, des flagorneries, des pressions plus ou moins amicales entrecoupées d’évocations appuyées de son oncle, l’amiral d’Orvilliers, et de son amitié avec le comte d’Artois, frère du roi. Chaumareys a su vaincre en les contournant tous les obstacles. Rien ne l’a arrêté. Il est même allé jusqu’à se rajeunir pour ne pas tomber sous le coup de la limite d’âge qui empêchait les officiers royalistes revenus d’émigration de reprendre du service après 50 ans. Cinq années de moins, un combat de plus, à la guerre la stratégie compte autant que la bataille elle-même !
« J’embroche ces petits trous du cul qui colportent que j’ai volé mes épaulettes…». Le capitaine a parlé tout haut. Des cris proviennent des coursives. Il ne les entend pas, il s’écoute réciter son brevet d’authen ticité :
« Monsieur. Le roi a ordonné que les bâtiments de l’expédition destinée à reprendre possession de l’établissement français au Sénégal rendu à la France par les traités du 30 mai 1814 et 20 novembre 1815 fussent rassemblés à Rochefort, et Sa Majesté vous a choisi pour commander cette Expédition…» « Choisi » par Sa Majesté ! L’instruction est signée du ministre de la Marine et des Colonies Dubouchage et datée du 7 mai 1816. Suivent les noms des navires qui composent l’expédition ; en tête, le meilleur, le plus beau : 47 mètres et 1433 tonneaux : « la frégate La Méduse armée en flûte sous votre commandement…» Puis les noms des autres vaisseaux : « La flûte La Loire de 55 tonneaux, la corvette L’Écho , le brick L’Argus…» Le sang bat aux tempes de Chaumareys. Peu lui chaut que des envieux ou des marins goguenards le traitent de ganache avinée ayant conquis ses barrettes dans les antichambres. Même s’il n’a pas navigué depuis plus de vingt-cinq ans et s’il a oublié le nom des voiles, le vicomte a le sens du vent. Il a toujours su louvoyer au gré des événements, des femmes et des gouvernements. Piètre marin, peut-être, mais seul maître après Dieu, n’en déplaise à ces jeunes bréneux !
Sans vin ni rien à boire, la bouffée d’orgueil est de courte durée. Le commandant échoué ressent à nouveau le poids de son impéritie. La difficulté de surnager au naufrage de sa propre estime. En moins de temps qu’il n’en a fallu à la quille du gros navire pour s’enfoncer dans le sable et la vase, Chaumareys a repris les années que son faux état civil avait gommées. C’est un vieillard défait qui repense à la fin de son ordre de mission. En dépit de sa mémoire cariée, il n’en a pas oublié la teneur. La lettre du ministre de la Marine se termine par une formule qu’il voudrait n’avoir jamais lue : « Je suis persuadé de tout le zèle que vous mettrez à concourir de tous vos moyens au succès de la mission qui vous est confiée. Il me sera agréable d’en rendre au roi un compte satisfaisant, et de faire valoir auprès de Sa Majesté, le titre que vous aurez acquis à sa bienveillance. » La mission est fichée dans la vase, et la bienveillance de Sa Majesté vient de sombrer dans les eaux piégées du banc d’Arguin.
Les
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