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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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lèvre supérieure tuméfiée et baigne dans un mélange peu ragoûtant de vin et de sang. L’épouse du gouverneur saigne du nez. Poinsignon gît aussi mal en point parmi la vaisselle brisée. Sa tête tressaute sur la nappe quand la coque encaisse un autre coup violent par l’avant. On hurle sur le pont et, au milieu du champ de bataille qu’est devenue la table, l’argenterie pilonne la porcelaine sans merci. Madame Schmaltz s’est évanouie, cette fois. Un énorme compotier d’entremets au lait achève de se déverser sur ses cheveux clairs, tandis qu’une bouteille de vin de graves répand son contenu dans le flan aux œufs… Le mélange prend instantanément, sur la nappe, les tons d’une cervelle éclatée. Chaumareys déjà en bien piteux état ne peut éviter un volumineux chauffe-plats de laiton qui l’atteint au creux de l’estomac. Mais il en faut plus pour sonner le vieil aviné qui se saisit d’une carafe préservée du fracas. Elle contient du cognac. Pas pour longtemps. Il lui faut des forces, il va leur montrer, songe-t-il en la vidant.
    *
    « Carguez, nom de Dieu, carguez ! » J’ai toujours la joue droite écrasée sur le pont. L’homme affalé sur moi pèse un âne mort et lance des ordres en battant des membres sans se préoccuper le moins du monde de ma personne. Au hasard je balance un coup de coude dans ce que je pense être ses flancs, mais l’adipeux, m’écrasant de sa masse, persiste à vouloir m’éclater les tympans : « Débordez, débordez, carguez partout ! » D’une ruade je réussis enfin à me dégager, mon écraseur roule de côté. Je n’attends pas ses excuses pour mesurer l’ampleur des dégâts. D’ailleurs il n’y songe pas et continue, vautré au sol, à hurler sans le moindre effet des ordres désormais inutiles : « Affalez, affalez, on a touché ! »
    Des voiles pendouillent en berne, d’autres claquent avec méchanceté. Celles de beaupré arrachent des craquements de souffrance à la mâture… Je saigne toujours de la bouche mais, en y passant la langue, mes dents semblent intactes, juste une plaie à la lèvre. Je ne ressens pas la douleur, seulement une sourde inquiétude. En deux coups dans la coque, la jolie brise qui nous portait vers la côte a laissé place à un sale vent de panique.
    La Méduse est immobile, mais jamais le pont n’a été aussi agité. C’est un véritable déferlement. Au milieu des vergues en vrac et des tonneaux renversés, des dizaines de passagers, des matelots et même des soldats que l’on n’avait pas revus depuis Rochefort surgissent. Ils se tenaient dans la batterie ou l’entrepont. Les uns sont hors d’eux-mêmes, les autres emplis d’effroi. Une petite femme non loin de moi ne cesse de geindre, répétant à l’envi : « Dieu du ciel, Dieu du ciel, nous sommes perdus ! » D’un soufflet magistral, un homme la fait taire. Je ne sais s’il s’agit de son époux mais je lui en suis reconnaissant… Le gros officier qui m’écrasait s’est finalement remis debout, il saigne du nez. La tête en arrière, il croasse au quartier-maître qui l’a rejoint de « faire haler bas les bonnettes ». Ma bouche est maintenant douloureuse, Gabriele me manque. Les ordres fusent de partout, le désordre règne en maître.
    « Nous avons touché ! » Le mot fait le tour du pont et chacun le répète sur un air affolé, navré ou en colère. Mais touché quoi, au fait ?
    « Le fond, mon gars ! » me lance un matelot à qui j’ai posé la question et qui me prend pour un parfait abruti, en m’expliquant que La Méduse s’est échouée sur un haut-fond, le banc d’Arguin qui est indiqué sur toutes les cartes marines comme une zone à éviter. Et que pour planter un bateau ainsi : « Faut vraiment être une bourrique qu’a la cataracte ou un borgne des deux yeux ! » Les petits poissons que je voyais tout à l’heure n’indiquaient pas la proximité des côtes, mais celle du fond.

CHAPITRE VIII
    Hugues de Chaumareys, héros homologué de Quiberon, aurait bien besoin d’un citron. Le vieux commandant a le palais pâteux, il pue la bile et la vinasse. On cogne à la porte de la salle à manger, mais il ne veut pas entendre les coups répétés. Ni voir le jeune officier qui finit par entrer sans qu’il l’en ait prié : « Monsieur, monsieur, nous avons touché ! » Les effets bénéfiques du cognac achèvent de se dissiper. L’irruption essoufflée de ce blanc-bec ramène

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