La Malédiction de la Méduse
que l’on devine de nature assez souriante, mais qui pour l’immédiat s’efforce au plus grand sérieux : « Madame, le docteur est ici ! » Reine Schmaltz a les traits austères, la bouche pincée. Elle est pâle et porte une chemise de nuit rehaussée de dentelles qui lui enrubannent le cou : « Entrez, Monsieur ! Vos prescriptions m’ont aidée à dormir…» Si le ton s’efforce à la bienveillance, le timbre n’est guère agréable. Madame Schmaltz est affublée d’une voix de pintade haut perchée. Elle m’indique qu’elle a eu par deux fois dans la matinée des « énervements » passagers qui l’ont laissée « en sueur et épuisée ». Le front n’est pas fiévreux, le pouls est régulier et je constate, après lui avoir administré sa potion calmante, qu’elle a masqué le bleu de son hématome temporal avec de la poudre de riz et fait rabattre une mèche de cheveux par-dessus. Je la dispense donc d’un examen trop attentif et me contente d’effleurer du doigt son bleu camouflé : « Promettez-moi, Madame, de veiller à ce qu’on vous passe bien la teinture d’arnica avant la houppette. Pour le reste, je vous prescris encore une journée de repos et la même décoction ce soir…» Elle sent l’huile de cade, la pommade cosmétique et l’ennui.
« Madame, Monsieur désire vous visiter…» Je m’apprête à me retirer, mais le gouverneur Schmaltz est déjà dans l’entrée. « Restez, Sauvignon, restez ! On me dit que vous avez été d’un grand secours pour mon épouse, alors continuez, je vous réquisitionne à son chevet…
— Euh mon nom est Savigny, Monsieur le gouverneur…
— Ah oui, pardon ! Enfin Savigny ou Sauvignon, j’aimerais que vous restiez un moment avec votre patiente car je vais devoir l’abandonner. Une réunion d’état-major…»
L’homme sous sa perruque n’est pas de première jeunesse et, en dépit ou à cause de la jovialité qu’il s’efforce de donner à ses propos, je le sens franc comme un âne qui recule : « Ne me dites pas que vous allez mieux, Madame, je l’ai vu d’emblée. Continuez à prendre du repos, je vous laisse avec votre sauveur car vous comprendrez que, vu la situation, j’ai beaucoup à faire…» Reine Schmaltz sans mot dire regarde son gouverneur d’époux avec une sérénité assez proche de la totale indifférence. Je ne sais s’il s’agit déjà des effets de ma médication, mais pour une femme sujette à des crises nerveuses, celle-ci me paraît affronter avec un détachement avéré des événements qui ont déjà fait perdre leur calme à plus d’un passager.
« La situation exige que je prenne mes fonctions plus tôt que je ne l’aurais souhaité », poursuit Schmaltz. « Notre vieil ami le commandant de Chaumareys est… comment dire… quelque peu débordé… Je dois vous laisser car je suis attendu dans la chambre du conseil pour une réunion d’état-major. Mais n’ayez nulle inquiétude, il s’agit, je vous le répète, d’un contretemps, pas d’un naufrage. Dans trois jours au plus tard, bien au sec à Saint-Louis, nous deviserons gaiement de cette affaire ! »
Le gouverneur a l’air de croire à ce qu’il dit. Pas moi ! Reine Schmaltz quant à elle s’est endormie, ce dont je lui sais gré. J’hésite à prendre congé, mais Schmaltz m’a demandé de rester. Je me dirige vers un fauteuil du petit salon contigu à la chambre pour ne pas réveiller la dormeuse. Acajou toujours, c’est plus cossu que mon cadre mais à peine suis-je assis que j’entends parler de l’autre côté de la paroi. Je tends l’oreille et m’aperçois que la voix que je reconnais comme celle du gouverneur provient en fait du haut de la cloison où se trouve une prise d’air. « Messieurs, vous m’excuserez de ne pas tergiverser, nous n’avons pas de temps à perdre. » Je l’entends comme si j’assistais en personne à la réunion d’état-major. Un coup d’œil pour vérifier que ma patiente dort toujours comme une bienheureuse, et me voilà debout sur le fauteuil !
Au travers de la grille, j’ai une vue presque panoramique sur la chambre du conseil. La dénomination de l’endroit frise l’abus de langage. Car la pièce n’a ni les dimensions ni la solennité d’ordinaire attachées aux lieux du pouvoir. Ils sont sept à siéger autour d’une table à cartes en désordre. Chaumareys trône au centre et se tait.
C’est le gouverneur qui parle : « Messieurs, il va sans
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