La Malédiction de la Méduse
ont l’odorat habitué à cette pestilence ordinaire de la promiscuité. Plus de cent cinquante hommes de troupe entassés avec leur barda entre les cales et la batterie, ça ne sent pas le gardénia. On lansquine au vent et on fait le plus gros dans un seau, mais ces saligauds de Hongrois se soulagent derrière leur paquetage. C’est du moins ce dont Museux est persuadé. Il les traite de « bouames v » et de voleurs de poules. Il les accuse de tous les maux. Mais ce qui le met vraiment hors de lui, le caporal, ce sont les mauviettes qui ont le mal de mer. Pour ceux-là, Museux, marin berrichon natif de Lamotte-Beuvron, ne fait pas de ségrégation : Espagnols, Portugais, Martiniquais ou Français… c’est la même aversion. Paltoquets ou costauds, il les fourre tous dans le même tonneau, ces gorets qui dégueulent tripes et boyaux dès que ça tangue sur le bateau. Lui, Museux, qui est pourtant « un vrai gars de la terre », n’a jamais eu le mal de mer. Alors mieux vaut éviter de lui vomir sur les sabots. Pour l’avoir ignoré, un malheureux canonnier espagnol a eu la nausée soignée net d’un « coup de poing sur le caberlot ». Mais bon, maintenant que le bateau ne bouge plus du tout, les problèmes de mal de mer, c’est déjà de l’histoire ancienne… Ce serait plutôt le mal de terre que la troupe ressent. Et Museux ne fait pas exception à la règle, il est même dans les plus atteints. Un gars des pompes lui a dit qu’ils allaient finir par arrêter. Que leurs efforts étaient vains, les cales toujours inondées, et que les gradés allaient sûrement ordonner l’évacuation. « C’est une question d’un jour ou deux, pas plus », lui a précisé le pompeur et depuis, Museux est un peu nerveux. Il n’est pas le seul, dans la troupe on commence à lorgner sur les chaloupes et ce qu’on va pouvoir emporter.
Au fond des cales pourtant, on pompe encore à tour de bras. Les pieds dans la flotte, et les reins dans la sueur, les hommes se relaient tous les quarts d’heure sur les grosses pompes à balancier. Il y a là des marins, des soldats et même des passagers dont Corréard. Tous ont des cloques au creux des paumes et des courbatures dans le bas du dos. Mais tous ces volontaires ont beau s’activer tels des forcenés, La Méduse ne décolle pas d’un pouce de sa gangue de vase. Du coup, ils ont moins de cœur à l’ouvrage. Le doute est là qui se fait de plus en plus palpable au fil des heures de cet étouffant 3 juillet 1816.
Et pendant que les marins pompent, le capitaine boit. C’est à nouveau du vin de Ténériffe qui emplit son verre. Chaumareys sue en permanence. Sa chemise pue et lui colle à la couenne. Il n’en a cure et se ressert avec la désagréable impression qu’on l’observe. Soudain, il le voit là, tout près de la table à cartes. Il est gris, il est gras et le fixe de ses yeux mauvais et affolés, tournant la tête à droite à gauche avec une incroyable rapidité. Il couine, découvrant des petites dents jaunes et acérées. Les rats quittent le navire, Chaumarey, a entendu cent fois l’expression, mais c’est la première fois qu’il en est le témoin. Si les rats arrivent dans sa cabine, c’est que l’eau monte dans les cales. Ils sont trois maintenant, deux autres, campés sur leurs pattes griffues, ont rejoint le premier. Ils cherchent une issue. Chaumareys arme son pistolet et fait feu. Contre toute attente il a touché sa cible. Le premier rat est mort. Un filet de sang s’écoule de sa gueule. Les deux autres ont disparu. Le bruit de la détonation a été entendu jusque sur le pont et un officier fait irruption sans frapper. « Que se passe-t-il, commandant ?
— Ce n’est rien, mon ami, juste un rat ! » Il attrape la bête et sans même une grimace de dégoût la balance à l’eau par la fenêtre ouverte. La cabine est envahie d’une odeur de poudre. Les vagues cognent et recognent sur les flancs de la frégate, mais La Méduse ne risque pas de couler, elle est profondément fichée dans le sable, bien calée dans la vase du banc d’Arguin… C’est ce que ses officiers ont répété à Chaumareys. Bercé par le ressac, et pas mécontent de son coup de feu, il se satisfait de cette certitude et se sent presque heureux.
*
« Le problème, c’est de faire tenir les dromes aux vergues et les jumelles au grand mât de hune avec des planches attachées, des madriers cloués et des barriques. » Corréard me met au
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