La Malédiction de la Méduse
courant du moindre détail de la construction du radeau dont je suis dispensé. Ma contribution consiste à soigner les échardes, les coups de scie ou de marteau malencontreux. Mais quand mon voisin de cadre évoque ce chantier, c’est un peu comme s’il me parlait la langue des guerriers du Galam ou du Fouta Toro, je ne comprends pas un mot. Mes connaissances en matière de charpente sont tout aussi sommaires que mon savoir marin. Ce n’est pas très grave, car avant même que les matériaux nécessaires à la construction de cette embarcation de fortune n’aient été collectés, je dénombre déjà pas loin d’une dizaine de spécialistes de la construction navale qui, tous plus péremptoires les uns que les autres, expliquent avec force moulinets de bras comment il faudra procéder. Pourtant les travaux s’organisent sans que personne vraiment ne les dirige. Il suffit que quelqu’un profère un conseil qui semble sensé et les autres suivent. Dans l’immédiat, on demande des bras. Et de préférence des pas trop chétifs pour remonter des cales, où la chaleur est étouffante, de longues et pesantes planches de chêne qui sont en assez grand nombre. Autour des mâts de hune de La Méduse que trois marins armés de haches ont dégréés et mis à bas, le pont est encombré d’un tas de bois considérable. Quelques hommes qui ont tenté d’en commencer l’assemblage viennent de se faire morigéner par un quartier-maître goguenard : « Pauvres buses, c’est avec vos petites mains blanches que vous comptez mettre à la mer une embarcation de plus d’une tonne ? » Le radeau va se construire directement dans l’eau. Il s’agit cette fois de faire passer par-dessus bord tout le bois remonté des tréfonds inondés de la frégate. L’opération, pour pénible qu’elle soit, se déroule dans la joie. Il y a comme un plaisir enfantin à balancer à l’eau ces pièces de teck ou de chêne qui soulèvent d’énormes gerbes en touchant la mer. À 3 heures de l’après-midi, près de douze planches et madriers ont roulé par-dessus sur le bastingage avant.
Deux chaloupes ont été mises à la mer afin de commencer à rassembler les pièces de bois éparses. Deux hommes, un matelot et un mousse, viennent de sauter sur un tronçon de mât flottant. En se cramponnant, ils passent des cordages autour. L’opération n’est pas sans danger. Le bois est glissant. Le matelot soudain bascule à la mer en gueulant mais il remonte bientôt sans dommage, aidé par le mousse. Sous les vivats, ils réussissent à assujettir les deux premières pièces du radeau. Ils sont maintenant rejoints à la nage par trois autres marins et un soldat qui ont plongé des chaloupes. Avec une dextérité, elle aussi applaudie, les nageurs ajoutent à l’assemblage un nouveau madrier, puis un autre. Au fil des heures, la construction commence à ressembler à un vrai radeau.
À la tombée du jour, une quinzaine de poutres tiennent les unes aux autres, recouvertes de pièces de voiles. Il s’agit maintenant de clouer dans le sens de la largeur les planches qui vont rigidifier l’ensemble et permettre aux passagers de ne pas glisser dans l’eau par les interstices. L’embarcation prend corps même si elle prend encore l’eau. Environ 20 mètres de long sur 7 de large. Vu du bord, le radeau a l’air imposant et solide.
*
Sophie Diebo, la femme de chambre de l’épouse du gouverneur n’est pas de cet avis. Elle préfère mourir sur place que de monter sur ce tas de planches près de sombrer. Elle craint que sa maîtresse ne l’emmène pas sur sa chaloupe. Des négresses du Sénégal comme elle, il y en a plein la rue à Saint-Louis. Et une femme de chambre, c’est vite remplacé. Elle est inquiète. On frappe. C’est certainement ce sacripant de docteur. Alors qu’il était censé veiller Madame, elle l’a surpris debout sur un fauteuil en train d’écouter à la cloison et pour qu’elle ne se mette pas à appeler, il lui a « pris la bouche ».
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« Je vais prévenir Madame de votre arrivée…» C’est l’avenante femme de chambre d’hier, mais elle fait si ostensiblement semblant de ne pas me connaître que c’en est touchant. J’attends dans l’antichambre, elle réapparaît bientôt. Un doigt sur sa jolie bouche, elle me fait signe de ne rien dire et m’indique le fauteuil sur lequel elle m’a surpris hier en flagrant délit d’indiscrétion. Pas le temps d’être interloqué, la voilà qui
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