La Malédiction de la Méduse
poursuivons les libations tandis que les ordres fusent. L’équipage exécute ce que Corréard me dit être la « technique de l’évitement ». Il renonce, et c’est heureux, à me détailler l’art du « sabord d’angle » et du « halage aux grelins ». Le ciel, lui, semble dédaigner les festivités à moins qu’il ne s’apprête à donner un feu d’artifice, car le temps est à l’orage. La mer, si elle soutient à nouveau notre frégate, reprend cependant du mouvement. Les vagues ont bel et bien forci. Elles viennent cogner contre la coque, on entend le bois souffrir. Le bateau a viré d’un bord à l’autre sur lui-même, mais en deux heures, nous n’avons pas, depuis, beaucoup avancé. « Pas d’impatience, nous touchons juste encore un peu par l’arrière », m’annonce Corréard en remplissant une nouvelle fois mon quart. Le vin n’est pas mauvais, sa douceur m’est agréable alors que la brise fraîchit. Il est 5 heures et demie, j’ignore si nous reprendrons notre route ce soir ou demain, mais je me sens bien…
« Ouille mes couilles, le temps se brouille ! » C’est un matelot au visage grêlé, au nez bulbeux et avec une dentition dévastée par le scorbut qui lance au vent ce commentaire accompagné d’un crachat de belle taille. Pour la partie intime, je ne saurais dire si le matelot a raison, mais pour le reste, c’est bien observé, le temps est effectivement en train de se gâter sérieusement. Le ciel s’est encore assombri. Nous sommes de plus en plus secoués par l’arrière de la frégate. « Avec la marée qui descend, on talonne su’l’fond », intervient le marin cracheur. Corréard qui a parlé à un officier est beaucoup moins optimiste que tout à l’heure. « En fait, nous avons chanté victoire trop tôt. Nous sommes sortis d’une fâcheuse posture pour nous retrouver dans une aussi mauvaise position et avec la marée qui est redevenue basse, on ne peut plus en bouger. C’est pour ça qu’on se prend des grosses secousses… Tout ça n’est pas bon pour la coque. Surtout si on continue à essuyer des grains. Faudrait pas que le temps se gâte encore. »
Les passagers n’ont pas mis longtemps, eux non plus, à se rendre compte que la manœuvre de déséchouage n’est pas le franc succès qu’ils ont fêté. Ils en déduisent qu’avec le mauvais temps et les coups répétés qu’encaisse la coque, l’évacuation est à nouveau d’actualité. On vient aux nouvelles, mais déjà la rumeur de l’abandon a fait le tour du navire, laissant dans son sillage une atmosphère explosive et délétère. Une tension alimentée de trouille et d’avidité.
Ordres, contre-ordres, désordre… La troupe la première a perçu à quel point le commandement est à la dérive et elle ne tarde pas à en profiter bruyamment. Des soldats hirsutes avec une barbe de plusieurs jours et les yeux rouges ont quitté l’entrepont, les batteries et une partie des cales où ils étaient cantonnés. Un vrai cloaque dans lequel ils sont entassés à près de deux cents, dans des conditions d’hygiène et de confort assez proches de celles des porcs, de la vache et des moutons du bord. Les soldats du régiment d’Afrique n’ont été autorisés à quitter leur antre que pour aider au pompage et au halage. Pour eux la perspective de l’évacuation, au-delà des inquiétudes qu’elle suscite, a d’abord le goût excitant de la liberté. Elle a aussi celui, tout aussi fort, de l’alcool qui leur a manqué. Depuis le début de la traversée, leurs supérieurs les ont mis au régime sec, ou presque, et la distribution de tout à l’heure a ravivé leur soif. D’un seul coup de hache, un borgne à la paupière cousue a mis une barrique en perce sous les acclamations grasseyantes et braillardes de ceux qui tendent leur quart ou leur chapeau pour l’emplir d’un vin presque noir. Un autre soudard l’a rejoint. Il grimpe à califourchon sur la barrique et, la vareuse ouverte sur un torse curieusement imberbe et blanc alors que son visage est rouge et velu, il entonne à tue-tête ce qui ressemble à une chanson paillarde en portugais. Un couplet, pas plus, car le cavalier chantant est désarçonné par le borgne et il choit lourdement en se cognant l’occiput sur le pont à la grande joie des buveurs qui accompagnent la chute d’une clameur. Libation libératrice, la troupe se défoule. Le vin aidant, les malles laissées à l’abandon par les passagers
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