La Malédiction de la Méduse
prêts à l’évacuation sont pillées. Sur le bateau comme au ciel, les éléments peuvent se déchaîner à tout moment…
Le calfat Girodeau en est conscient. Il était monté prendre l’air sur le pont et se heurte à trois canonniers aux yeux injectés. Les bras chargés de bouteilles et de lingerie, les artilleurs se justifient : « Y a pas d’offense à ce qu’on soye les premiers servis, vu qu’les rats y vont quitter l’navire avant nous z’autres…» Le soldat qui a pris la parole a des yeux de baudroie et la veulerie de ces bagarreurs d’estaminet qui cherchent à frapper par surprise. Le calfat en a vu d’autres. Il le fixe sans broncher. Le soldat ivre exhibe des jupons de dentelles qu’il porte à son nez piqué comme une vieille aubergine : « Ça sent bon la femelle… L’Emp’reur il l’a dit : eul pillage c’est la récompense du soldat… L’Emp’reur il est plus là, mais nous on l’est des soldats et on prend not’ dû ! » Tout en continuant d’éructer, il menace le maître-calfat d’un flacon d’armagnac qu’il tient par le goulot : « Et faudrait voir à nous laisser passer, chef, rapport qu’on est pressés… Ces messieurs et moi, on a encore d’l’ouvrage. » L’haleine chargée comme un portefaix, le soldat ricane gras. Sans cesser de soutenir son regard, Girodeau lui assène un sévère coup de genou dans l’entrejambe, assorti de deux coups de poing simultanés sur les oreilles… Ahanement, bruit de verre qui se brise. Le gros soldat, une main sur le bas-ventre, l’autre sur une oreille, s’affaisse lourdement et vomit dans un répugnant gargouillis. Ses deux acolytes ne perdent de temps ni en héroïsme ni en compassion. Abandonnant leur meneur à ses déjections et leur butin sur le pont, ils rebroussent chemin sans demander leur reste. Dans l’agitation générale, la rixe est passée presque inaperçue. Ni les passagers qui arpentent en tous sens les coursives, ni les soudards qui continuent à boire et à se répandre bruyamment dans tout le navire qui leur était jusque-là interdit ne prêtent attention au gros soldat sonné dans sa flaque fétide. Le maître-calfat ramasse l’une des bouteilles laissées par les deux fuyards, en avale une gorgée, s’essuie la bouche d’un revers de manche et balance la bouteille à la mer.
En rejoignant sa cale, il croise encore de nombreux braillards, mais sans incident. Tous ont les bras plus ou moins chargés. La plupart des cadres et des cabines ont reçu la visite des pillards. Le contenu des malles a été éparpillé dans une espèce de frénésie à la fois sacrificielle et récupératrice, prélude à l’abandon. Certains voyageurs ont d’ailleurs spontanément distribué la partie encombrante de leurs biens qu’ils considèrent comme désormais inutiles. Les soldats et les marins se sont jetés sur l’occasion et enfouissent dans leur paquetage tout un bric-à-brac qu’ils ne pourront emporter.
Ce mouvement de mise à sac quasi autorisé s’est propagé en moins de temps qu’il n’en faut pour faire sauter une serrure de malle. Des membres de l’équipage ont suivi les soldats, quelques passagers aussi, et c’est à qui écumerait le plus et le plus vite. Logique compulsion ! Ce sont ceux qui ont le moins à perdre qui ont le plus envie d’accumuler.
Sur la dunette, Poinsignon pour sa part accumule surtout les griefs envers cet incapable de Chaumareys sans qui cette calamité ne serait jamais arrivée. Mais il a beau pester intérieurement contre ce capitaine hors d’âge qui ne sait même pas reconnaître les flux d’une marée, c’est à lui, Nicolas Poinsignon, commandant les bataillons d’Afrique, et à personne d’autre, qu’il incombe de ramener la troupe à la subordination. Pour reprendre le contrôle de ce bataillon de pendards et d’excités en train de basculer dans le pillage et l’insoumission, Poinsignon sait qu’il n’y a pas mille solutions. Il faut d’abord trouver les meneurs et ensuite, de deux choses l’une, ou les punir ou les circonvenir. Le plomb dans le corps ou l’argent dans la main ! Ces choses-là ne s’apprennent pas à l’École de guerre, mais sur le terrain.
CHAPITRE XII
Le caporal Goucheniot est tout à son affaire. Coincé entre deux sacs de haricots secs, il besogne à grands coups par la poupe Maryvonne Belus qui, vu les cris d’encouragement qu’elle pousse – « Vas-y mon salaud ! » – a l’air d’apprécier
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