La Malédiction de la Méduse
l’assaut. Et le salaud y va de bon cœur. Il est même assez pressé d’en finir, car outre le fait que ladite Maryvonne est l’épouse attitrée d’un autre caporal par lequel il n’aimerait guère être surpris, Goucheniot est attendu par son adjudant. Mais penser à tout cela retarde son plaisir et il doit se concentrer sur les grosses fesses blanches et l’œillet mauve de la belle en accélérant la cadence pour y parvenir. Tandis que les « Oui, oui, oui » que pousse maintenant Maryvonne sont étouffés par le ballot de tabac qui tient lieu d’oreiller, Goucheniot, les yeux vides, conclut en haletant d’un « Tiens, t’en veux, prends ça ! ». En remontant sa culotte, après s’être rapidement essuyé dans les jupons de la cantinière, le caporal salue la belle avec une galanterie tout aussi sommaire : « Putain, ça fait du bien ! » et rejoint l’adjudant qui l’attend, adossé à une bouche à feu, en mâchouillant une carotte de tabac.
« Faut que j’te cause, Goucheniot, mais avant tu vas m’jurer d’savoir fermer ton bec…
— J’suis un mur ! Alors si c’est pour colporter, c’est pas à moi qui faut parler…
— Écoute-moi donc, corniaud, au lieu d’faire ton vantard ! C’est rapport à l’évacuation. J’sais que chez les gars y a d’la crainte qu’on les laisse su’ l’raffiot. C’est des menteries, tout ça… On va évacuer et la troupe elle va embarquer sur l’radeau ! Et les officiers, ils comptent sur des soldats comme toi pour faire passer le mot. Mais attention, mon p’tit Goucheniot, tu s’ras pas perdant. T’auras du boni. Vous êtes une dizaine qu’on a choisis avec la chefferie et, si vous faites comme on vous dit, vous aurez vos places dans les canots réservés et d’l’avantage à l’arrivée… Parole de sous-officier !
— Faut juste que j’rassure les gars ?
— T’as bien compris, sac à vin ! Mais faut faire vite. T’as qu’à leur dire qu’t’as surpris un gradé qui disait que l’radeau, c’était plus sûr que les canots… Et à ceux qui t’croient pas, tu dis que toi en tout cas c’est là d’sus qu’tu vas. T’es un meneur, Goucheniot, t’as d’la mentalité, sûr que les gars y vont t’écouter… Allez salut, tu m’as pas vu ! »
Goucheniot n’est pas mécontent de sa journée, il a bu de l’armagnac d’aristo provenant de la réserve de l’état-major. Il a volé une montre-gousset en or qui indique 7 heures du soir passées et subtilisé aussi deux paires de bottes de chevreau dans une malle. Il a culbuté la Maryvonne et voilà qu’il a en plus l’estime et la confiance de ses chefs et sa place dans une chaloupe assurée… Le caporal se le dit sans hésiter : Certains jours, ça a du bon, l’armée.
Quatre heures plus tard, c’est-à-dire vers 11 heures, le commandant Poinsignon est également d’assez bonne humeur. L’insubordination ne s’est pas aggravée en rébellion. Son plan qui consiste, par la flagornerie et les promesses de menus avantages, à se servir des soldats comme Goucheniot pour qu’ils ramènent leurs congénères à de meilleurs sentiments, semble porter ses fruits. La tension a baissé de plusieurs crans. Certes, il reste encore des soudards énervés par le rhum et le vin, mais les officiers sont en train de reprendre la situation en main. La troupe obéit à nouveau, et elle s’est assoupie. Dans l’entrepont, malgré les craquements incessants de la coque qui souffre, on entend maintenant plus de ronflements que de chansons à boire. Schmaltz, qui a pris le commandement des opérations, lui a fait part de sa « profonde satisfaction » et de son intention de s’adresser aux hommes. Poinsignon tout en passant la main sur ses lèvres toujours tuméfiées considère aussi, après mûre réflexion, que l’armée, ça a du bon.
Chaumareys quant à lui n’en dirait pas tant. À 1 heure du matin, l’armée, il s’en fout. Du reste aussi d’ailleurs. Malgré le bruit de la mer, il finit par entendre que l’on cogne à la porte de sa cabine : « Qu’est-ce que c’est ? » Qui vient le déranger à pareille heure ? Sûrement encore un de ces petits merdeux d’officiers qui va lui dire que la mer est agitée. C’en est un en effet, un jeune lieutenant qui a l’air fatigué. « Que voulez-vous ? » demande Chaumareys. Les mots lui poissent à la bouche, il avale une lampée, puis tend la bouteille à l’importun : « Tenez, buvez
Weitere Kostenlose Bücher