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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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mon ami, ça vous changera de la flotte ! » Gêné, le jeune officier de marine décline : « Je vous remercie, Monsieur, mais je suis venu pour vous informer que l’eau remonte à mi-cale, que les hommes affectés aux pompes sont épuisés et que leur travail ne sert plus à rien puisque La Méduse fait eau par l’arrière…» Chaumareys regarde le lieutenant d’un air aussi bonasse que peu concerné : « Qu’y pouvons-nous, mon pauvre ? Buvez plutôt et si vous n’aimez point mon vin, rendez-moi la bouteille… Nous ne risquons pas de couler, nous touchons déjà le fond ! » Une secousse plus forte que les autres envoie Chaumareys s’écraser contre la cloison. Il s’effondre dans une euphorie pâteuse en proférant un « Foutre Dieu » étouffé. L’officier se précipite mais Chaumareys dédaigne son bras. Il saigne du nez et s’essuie avec le revers de sa chemise en reniflant : « Ce n’est rien, mon ami, une saignée n’a jamais fait de mal à personne… surtout pas à moi…» Le lieutenant observe le vieil homme au nez sanguinolent et au regard absent. Il hésite entre la pitié et le mépris puis choisit finalement la sortie.
    Le bruit est effrayant. Les loupiotes qui balancent au gré du tangage et dont l’éclairage dramatise les visages n’arrangent rien. Dès qu’on s’enfonce dans l’intérieur de la frégate, le choc des vagues et le pilonnage du radeau qui, malgré son arrimage, vient cogner par bâbord résonnent des cales à l’entrepont dans un fracas assourdissant. Dans les cadres, sur les paillasses, plus personne ne dort. Même les plus imbibés des marins et des soldats ou les plus abrutis de fatigue, sont arrachés au sommeil. Sonnés, hagards ils rassemblent comme les passagers leur barda, leur butin, leur paquetage, leur musette ou leur balluchon et tentent de se frayer un passage vers le pont où s’entassent déjà, dans le vent et les grains de la nuit toujours noire, pas loin de trois cents personnes. On crie pour s’entendre en plusieurs langues et dans divers patois, on se cherche dans cette mêlée où l’angoisse l’emporte sur la véhémence. Des bousculades, mais pas de vraie violence. Certains soldats n’en ont pas moins leur arme à la main. Les officiers sont débordés. Pas tant par la troupe toujours prompte à se monter la tête que par les passagers qui gênent les préparatifs d’évacuation.
    Le gouverneur lui-même, bien qu’entouré d’une garde rapprochée fendant pour lui la foule, a du mal à se frayer un passage pour gagner la dunette avec sa liste et son porte-voix. Il enjambe des corps assis ou allongés, tandis que la mer en colère ne cesse de botter méchamment le cul de notre frégate en déshérence.
    J’ai été tiré de mon cadre à 3 heures du matin par un bruit effroyable. J’avais pourtant réussi à m’endormir malgré le vacarme incessant. Mais ce bruit-là, bien différent des claques brutales des vagues et du radeau, m’a arraché avec brutalité du sommeil. Corréard est déjà levé : « C’est le gouvernail qui s’est détaché, il ne tient plus que par ses chaînes, donc pas moyen de manœuvrer. On quitte le navire ! Et tu ferais bien de te hâter parce que le gouverneur Schmaltz et les officiers sont en train d’annoncer les affectations. Ils ont établi une liste…
    — On est dans le même canot ?
    — Dans le même radeau ! mais la côte n’est pas loin… moins de deux jours ! »
    Canot, radeau, le cul au sec ou les pieds dans l’eau, c’est juste une différence de confort… Je fourre en vrac dans mon sac ce qui traîne dans mon cadre : deux chemises, ma trousse de chirurgien, un chapeau, les Réflexions politiques de Chateaubriand, et un peu du biscuit qu’on nous a distribué hier. En croquant dedans, je comprends pourquoi, même en temps de paix, cette chose s’appelle du « pain de guerre » : c’est une vraie bataille pour en venir à bout. J’ai l’impression de m’attaquer à un morceau de bois, mais ça sustente et j’en ai besoin.
    Sur le pont, c’est la cohue et la désolation. La nuit est grise et la lueur des lanternes vacillantes dramatise des centaines de visages tournés vers la dunette sur laquelle je distingue plusieurs officiers en tenue d’apparat dépareillée. Notre capitaine qui, malgré son grand uniforme, n’a pas très belle figure, et le gouverneur en bleu et or qui appelle au calme dans son porte-voix. La mer ne l’écoute pas. Les

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