La Malédiction de la Méduse
grosses plaisanteries : « Hardi les gamins, rien de tel que d’avoir d’la flotte plein les bottes pour avoir l’pied marin. Et pour ceux qui l’ont pas, un bon coup de crosse sur les doigts ! »
Poinsignon, qui a sa place retenue sur un canot, en profiterait bien pour remonter sur le pont, mais le flux des soldats qui descendent l’en empêche. Il ne va quand même pas attendre qu’ils soient tous embarqués. Plus de cent cinquante bonshommes ! À ce train, il y sera encore demain. En haut de l’échelle de coupée, un fantassin à la barbe très noire s’agrippe des deux mains : « Moi j’monte pas là-d’sus, j’préfère crever tout d’suite ou m’faire fumer la cervelle d’un coup d’mousquet ! » Cette tête de mule freine des quatre fers en se cramponnant au bordage. Poinsignon ne laisse pas passer sa chance. Il saisit la drisse et l’échelle et se hisse promptement jusqu’au récalcitrant qui lui bouche le passage : « Allez, soldat, du courage ! Faites comme vos camarades et vos officiers, le temps presse, il faut y aller. » Le militaire est éberlué. Il attendait des remontrances, voire des coups venant du pont au-dessus de lui, mais voilà que le commandant du bataillon du Sénégal en personne surgit par en dessous. Le soldat s’efface, penaud, du côté gauche de l’échelle en bredouillant : « Oui mon commandant ! » et, une fois Poinsignon passé, il descend sur le radeau sans autre commentaire. L’embarquement reprend. Les soldats marquent toujours un temps d’arrêt avant d’abandonner le bateau qui, même mal en point, leur semble quand même plus sûr que cet agrégat de bouts de bois et de barriques qui s’enfonce dans l’eau sous leur poids. « Si vous embarquez les premiers, c’est parce que la troupe a priorité sur les autres passagers » leur ont martelé leurs supérieurs afin d’éviter qu’ils ne se précipitent sur les chaloupes et les canots.
Il est maintenant 7 heures du matin, le firmament s’est éclairci. Le gris presque noir des nuages encore nombreux tranche sur les premières lueurs orangées du soleil. Sur le pont, c’est toujours une sombre pagaille. Encombrement et bousculade. Inertie et précipitation. Les gens sont supposés se regrouper en fonction des embarcations pour lesquelles ils ont été désignés, mais les désaccords sont nombreux et engendrent négociations, cris ou supplications. Les uns qui palabrent entravent les coursives et le pont. D’autres sont pris d’une agitation désordonnée. On assiste même à quelques empoignades suivies en un rien de temps d’échanges de coups. Des coups de poing, mais aussi de couteau. Un marin s’est retrouvé avec une longue estafilade sur l’avant-bras en détournant la lame d’un soudard, désormais retranché dans le coin où s’agglutine la troupe destinée au radeau. L’embarquement des soldats se poursuit dans l’aboiement caractéristique des sous-officiers : « Suivant, suivant, allez, plus vite que ça ! Avance, bourrique ! »
Toute cette fébrilité ralentit les manœuvres de chargement des embarcations en vivres et en eau. Le ressac qui n’a pas molli ne les facilite pas non plus. Plusieurs tonneaux et des caisses de biscuits lancés maladroitement dans les chaloupes et les canots ont fini dans l’eau et dérivent déjà loin du bateau, ballottés par les vagues.
Image biblique. Près de quatre-vingts soldats sont maintenant debout sur le radeau. Ils semblent marcher sur les flots. Ce ne sont pas quatre-vingts Christ fendant à pied l’onde du lac de Tibériade, mais quatre-vingts soldats dépenaillés et barbus du régiment du Sénégal en plein milieu de l’océan Atlantique, sur un tas de planches que leur poids enfonce sous l’eau. Quant au père du Christ, il semble se désintéresser au plus haut point de nos tourments. L’évacuation de La Méduse ne fait que commencer et nous n’avons nul miracle à attendre du ciel. Ni d’ailleurs de la hiérarchie, malgré ce que croit Corréard qui tente encore de négocier notre affectation au canot de la Société des explorateurs du Cap-Vert. J’ai voulu l’en dissuader mais il a insisté. On ne va pourtant pas barguigner des heures, se laisser aller à des jérémiades de donzelle pour essayer de figurer sur la liste des élus des canots. Je n’ai cure des minables manigances de l’état-major à propos des bordereaux qui nous répartissent dans les embarcations et dont ils ont déjà
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