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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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doigts. Elle est un peu courte pour atteindre le radeau qui, le long de La Méduse, fait de dangereuses embardées. Alors que je pose le pied sur le dernier barreau, on m’empoigne : « Aie pas peur, chirurgien, on te tient… Laisse aller, bienvenue chez les damnés ! » Quand mes pieds trouvent le radeau, l’eau m’arrive à la ceinture et me saisit le bas-ventre. Nous sommes serrés, la partie supérieure de nos corps baigne dans une malsaine moiteur. Je ne saurais dire à combien nous nous entassons au coude à coude, mais c’est impressionnant. Au gré du ressac, l’eau nous arrive à la ceinture ou aux genoux, jamais plus bas. Je n’ai plus la sensation de me trouver à bord d’une quelconque embarcation mais dans un bassin pour des ablutions collectives.
    « Macarelle ! » Dans un juron teinté d’accent du Sud, un sous-officier vient de basculer dans la mer. Il voulait retourner sur le bateau chercher du biscuit et a glissé. Il s’en est fallu d’une vague qu’il n’ait la tête broyée entre la coque de La Méduse et le radeau. Rouge et dégoulinant, l’homme réussit malgré tout à se hisser jusqu’au bastingage de la frégate et à s’y agripper. Un marin l’aide à remonter. Il n’est pas loin de 9 heures, la bourrasque souffle de l’est. Les avirons des hommes du canot major et du grand canot auquel nous sommes arrimés s’animent. L’homme qui était tombé à la mer s’agite sur le pont de La Méduse abandonnée. Il ne pourra plus regagner le radeau, cette fois les dernières amarres qui nous retenaient au flanc de la frégate ont été larguées.
    Nous sommes à la remorque. Notre radeau est tiré par les deux canots que nous ne pouvons aider, puisque nous n’avons ni voiles pour soulager la marche, ni avirons pour ramer. La mer mousseuse est pleine de débris divers qui dérivent : des caisses plus ou moins éventrées, une vareuse, des effets féminins, une malle de cuir détrempé, un baril de farine flottant entre deux eaux disparaissent et réapparaissent au rythme des flots. Un shako qu’un officier a dû laisser échapper se balance, dérisoire, dans l’écume encrassée. Nous mettons un temps fou à le dépasser, comme s’il avait décidé de nous suivre. Ça bouge, ça tangue, dans les creux j’ai parfois de l’eau jusqu’à la poitrine. Les paquets de mer se dressent devant nous comme un haut mur vert-de-gris près de s’effondrer sur nos têtes. Au tout début, les soldats fanfaronnaient en chœur accompagnant d’un tonitruant « Ooooooooooooooooooohé » le mouvement de chaque grosse vague qui nous soulevait. Maintenant chacun se tait, cramponné à ce qu’il peut. Certains même ferment les yeux quand la vague arrive.
    Sur les chaloupes, les passagers sont sans doute tout autant chahutés, mais ils sont assis et au sec. Un officier du canot major s’époumone dans un porte-voix. D’ici, nous n’entendons pas ce qu’il dit, des mouettes viennent ajouter leurs cris au fracas qui nous entoure, à l’angoisse qui nous étreint.
    *
    Hugues de Chaumareys a de la bile dans la bouche et la perruque en bataille. Cramponné au banc de nage de la chaloupe à bord de laquelle il a embarqué en catastrophe, il est trempé d’eau, d’urine et de mauvaise sueur. Il a senti passer de près, non pas le vent du boulet, mais le sifflement de deux balles de fusil. On lui a tiré dessus au moment où il quittait la frégate. Il ne sait pas qui. Il a juste entrevu près du beaupré plusieurs marins dont un immense au crâne rasé qui le conspuaient : « Couard, usurpateur, assassin ! » Par chance, le tireur était maladroit. Il n’empêche que les balles sont passées tout près et que ces choses-là vous marquent un homme, même quand elles ne le touchent pas.
    Ses pensées sont aussi sombres que les nuages de la bourrasque. Il commandait une fière frégate, le voilà sur une misérable barcasse, le cul mouillé, le froc souillé. Il n’a pourtant pas failli à son devoir. Rester le dernier à bord de La Méduse ou prendre la tête du convoi des embarcations de sauvetage ? Il fallait faire un choix. Il a fait celui de quitter le navire. On l’y a aidé. Un officier loyal et bien né, ce petit Rang des Adrets qui mène le canot et l’a maintenu tandis qu’on l’y faisait descendre. Dans la quinzaine de naufragés qui sont restés sur La Méduse , chacun sait qu’on trouve en priorité soit des salopards de pillards qui méritent de toute façon

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