La Malédiction de la Méduse
moultes fois modifié les noms au gré des prébendes ou des protestations. À la guerre comme à la guerre, nous naviguerons avec la troupe. Passagers, soldats, matelots, nous avons tous rendez-vous à la côte du désert, celle que nous distinguons droit devant nous, à l’horizon. Et comme nous naviguerons en remorque, nous filerons sur le radeau ni plus ni moins vite que la yole, les chaloupes et les canots du convoi. Ce qui m’importe, c’est de la gagner, cette côte, fut-elle désolée et inhospitalière. De mettre enfin le pied sur un sol qui ne se dérobe pas sous mes pas. D’en terminer avec cette humidité salée qui me ronge le corps et finit par me corroder l’esprit. J’en ai mon saoul de cette frégate pourrie, de son capitaine cacochyme, de ces soudards qui gueulent au vent, des reîtres qui les commandent. Je n’en peux plus de la viande boucanée, des lentilles, des pois cassés et des poires tapées… Je ne supporte plus mon cadre qui suinte le moisi, toute cette flotte qui nous entoure depuis trop de jours, tous ces gens qui se pressent, se bousculent, se guettent, s’ignorent, s’invectivent et ne pensent, comme moi et les nombreux rats du bord, qu’à sauver au plus tôt leur peau de ce foutu bateau !
CHAPITRE XIV
Il ne reste plus beaucoup de monde sur le pont, les canots sont pleins, la gouvernante de Madame Schmaltz a embarqué à bord de celui de ses maîtres en me lançant un dernier baiser. Il va me falloir à mon tour quitter le navire. J’observe à travers le bordage la cohorte vocifératrice et résignée qui se tient sur le radeau. J’ai déjà été à plusieurs reprises fermement invité à embarquer par un sergent qui n’a plus de voix à force de gueuler et qui a fini par renoncer. Mais, cette fois, il faut y aller. Corréard qui vient de descendre sur le radeau a raison : il ne s’agit pas de gagner les Amériques avec cette pauvre embarcation, mais de rejoindre la côte. Elle n’est pas si loin. Par temps clair, on la voit du banc d’Arguin. Juste un mauvais moment à passer. Pas une éternité. Par ce vent et ces courants, on me l’a assez répété, nous serons à terre promptement. Je tente de me rassurer en me répétant ces banalités. Mais à vrai dire et sans forfanterie, je ne ressens pas trop d’appréhension à m’embarquer sur ce fameux radeau. Je ne m’y sens pas seul. Corréard qui a échoué dans sa tentative de nous faire grimper sur le canot de la Société des explorateurs du Cap-Vert est déjà à bord. Mais surtout, je suis saisi d’une sorte de hâte simpliste : plus vite nous partirons, plus vite nous parviendrons à terre.
« Allez, le charcuteur, on t’a réservé la meilleure cabine…» Du radeau, un massif caporal que j’ai guéri d’un panaris m’a reconnu. Il porte une vareuse de marin sur une culotte rouge de fantassin et me fait de grands signes, assis sur un tonneau de vin à l’avant du radeau. Enfin l’avant, c’est un bien grand mot, ce pourrait tout aussi bien être l’arrière, tant l’esquif est informe et enfoncé dans l’eau. Les voisins du caporal y vont d’un rire bruyant et un sergent boudiné dans son uniforme mouillé qui lui colle à la bedaine lui lance, goguenard : « Dis donc, l’Museux, tu nous as trouvé un officier de santé pour nous soigner, c’est bien ! Mais y nous faudrait aussi un officier d’marine pour m’ner c’t’enclume à bon port, ou un curé pour nous coller l’onction avant qu’on soye tous envoyés par eul’ fond…» Nouvelle et grasse rigolade des troupiers qui assurément ne se remontent pas le moral à l’eau de mer. Ceux-là n’ont pas choisi en vain de s’installer sur un fût de vinasse. Ils profitent à la fois du contenant comme promontoire et du contenu comme exutoire.
Le ciel semble sale et leur fait des gueules assorties. Ai-je la même trogne qu’eux ? Je passe ma main sur mes joues. Barbe de trois jours, peut-être quatre, je ne sais plus. Les poils sont déjà longs mais encore râpeux et irritants, comme le col de ma chemise cartonnée par la sueur et le sel. Sur l’échelle de coupée, j’ai sûrement, comme les autres passagers du radeau, les yeux rouges et le visage marqué des stigmates de notre mésaventure. Je ne peux me voir mais je sais que je fais désormais partie de cette piétaille de pouilleux en partance pour une terre aussi incertaine qu’inconnue.
La houle me plaque à la coque, la corde de l’échelle me scie les
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