La Malédiction de la Méduse
peut-être un nouveau plan de navigation ? »
L’officier prend le porte-voix et il répète la question de Chaumareys en direction du canot du gouverneur qui a pris de la vitesse et occupe maintenant la première position : « Quelle est la manœuvre ? »
La réponse se perd dans le vent : « La… morque… ompue… Nous…»
L’enseigne de vaisseau crie cette fois dans le porte-voix en détachant chaque syllabe : « Nous n’a-vons-pas-en-ten-du, ré-pé-tez !
— Morque coupée… Trop… lourd… ordre… bandon…»
Une mauvaise vague éclate sur le plat-bord de bois verni. Chaumareys n’a pas tout entendu, mais ce qu’il voit lui suffit. La manœuvre est claire : le canot major et celui du gouverneur mettent maintenant le cap au sud-est, laissant derrière eux le radeau livré à lui-même, sans voile ni aviron : à la dérive et en perdition.
*
« Les salauds, les pourris, l’amarre est rompue, ils nous abandonnent ! » L’homme qui gueule ainsi me ramène brutalement à la réalité. Assis sur ma caisse, les yeux fermés, les pieds dans l’eau, je rêvassais. C’est un artilleur avec une veste à brandebourgs. Sous la chemise blanche nouée au canon d’un fusil qui nous tient lieu de pavillon, il brandit à deux mains la fameuse bouline. Coupée, effilochée, elle ne nous relie plus au canot qui nous remorquait. Nous n’avons rien pour influer sur la dérive du radeau : ni voile, ni gouvernail, ni même instruments de navigation ! C’est la mer qui décide de notre sort et de notre cap. Les deux sont liés : si nous dérivons vers le large, c’est la mort assurée. Tandis que je prends conscience de ces sinistres évidences, la colère monte sur le radeau. Les cris de rage impuissante fusent maintenant de tous bords : « Saloperie d’gouverneur ! j’l’avais bien dit que c’te vermine nous envoyait à la mort avec sa pourriture de radeau… On aurait dû l’crever tant qu’on était su’ la frégate ! » éructe tout près de moi un fantassin hors de lui. Nous sommes si serrés que c’est comme s’il me hurlait dans le nez. Le sien est couperosé et son haleine pue la gnôle. De son côté, le caporal Museux n’en finit pas de répéter en hochant la tête : « Putain de moine, les crevures, ils ont coupé l’amarre ! Ils nous ont largué aux poissons comme des épluchures, comme des étrons. » Pour ma part, je me tais en regardant pendouiller lamentablement dans l’eau chargée d’écume jaunâtre, notre lien rompu avec le reste du convoi. Devant nous, les embarcations s’éloignent. Derrière, la coque de La Méduse échouée se dessine en sombre sur l’horizon.
Stupeur, colère, blasphèmes, horions et accablement… De la violence au silence, nous passons par toutes les formes du ressentiment. Mais à cet instant, la seule rage qui m’anime est celle de la survie. J’endure l’angoisse de l’abandon et notre impuissance, mais je ne peux ni ne veux me résoudre à croire que ce jour est le dernier de ma vie. Je n’ai nulle envie de mourir à 27 ans, bouffé par les baudroies et les merlans pour la plus grande gloire d’un barbon dégénéré de la Restauration et de ses affidés !
Peu m’importe qu’il s’agisse d’un accident ou que l’amarre ait été larguée sciemment. Dans un cas comme dans l’autre, nous venons d’être abandonnés en pleine mer comme on l’aurait fait d’un chapeau qui s’envole et tombe à l’eau et je refuse de crever comme ça… « Il nous faut trouver au plus tôt un gréement de fortune ! » Oui, c’est bien moi, si peu au fait de la chose maritime qui viens d’émettre d’un ton ferme et assuré cette impérieuse nécessité. Je ne saurais dire si c’est la colère ou l’adversité qui ont sur moi des effets stimulants, mais c’est la première fois depuis notre départ de Rochefort que je suis animé d’une pareille détermination. Et cela doit se voir parce que ma suggestion est aussitôt approuvée. Un lieutenant d’artillerie d’à peu près mon âge, qui me dit s’appeler Dupont me propose de « mettre la troupe à contribution ». Corréard qui n’en continue pas moins à réclamer une vengeance « sanglante et exemplaire » contre les auteurs de notre « abandon lâche et prémédité » suggère de s’y mettre de suite.
Dupont a fait repousser les hommes vers l’arrière afin de dégager un peu d’espace aux cinq ou six marins et soldats avec lesquels nous
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