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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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avons, dans le même temps, utilisé ce qui restait de la bouline pour tendre aux quatre coins du radeau un cordage en guise de bastingage que nous avons renforcé avec des tonneaux. Et je ne le regrette pas car les flots gris foncé qui nous entourent tardent à se réorienter vers la sérénité. Nous sommes si serrés les uns contre les autres que, dès que l’un de nous bouge, toute la masse pêle-mêle que nous formons entre en mouvement. « Nonante-trois… Toi on t’a déjà vu, soldat ! » Un artilleur aux oreilles décollées tente sans succès un coup de resquille. D’autres font le signe de croix et prient. Corréard pour sa part s’essaie à la diplomatie en répétant à un mousse nerveux : « Calme-toi, garçon ! » Ce dernier est blanc de rage et veut en découdre avec un soudard plus gros que lui qui lui a pris sa place sur une caisse de biscuits vide. Le butor finit, moyennant un gorgeon supplémentaire, par rendre son modeste piédestal au moussaillon.
    Malgré sa voile toujours bien gonflée, notre radeau surchargé paraît plus apte à se balancer sur les flots qu’à les fendre. Le jour tombe plus vite que notre embarcation n’avance.
    *
    Reine Schmaltz a vomi sur sa cape pourpre. Le vin, le tangage, la viande boucanée et les poires séchées, c’est plus que son estomac n’en peut supporter. Elle est confuse et pâle. Elle se tamponne les lèvres avec un mouchoir de dentelle, tandis qu’à ses côtés sa servante Sophie Diebo l’évente. Le gouverneur n’a pas suivi les débordements hypogastriques de son épouse, trop occupé qu’il est à faire forcer les voiles du canot major en scrutant la côte de Mauritanie à la lunette. Depuis la nuit il a en les devançant perdu de vue la chaloupe, la yole et les autres canots. Nulle raison de s’en inquiéter, ils connaissent leur cap et sont menés par des officiers qui savent naviguer.
    Julien Désiré Schmaltz n’a jamais aimé ni attendre, ni regarder en arrière. De Lorient où il est né, à l’île Maurice où, après la mort de son père, sa mère l’a élevé avec ses frères, le diplômé de l’École militaire royale est toujours allé vite et de l’avant. Batavia et le Bengale, Surabaya et la captivité en Angleterre, puis la France et bientôt, le Sénégal… Fi des péripéties, cap sur Saint-Louis !
    Pour Schmaltz il en va des escales et des tranches de vie comme des vagues qui déferlent, la suivante fait oublier la précédente.
    Le radeau abandonné s’inscrit dans ce mouvement, on ne le voit plus, donc il n’existe plus. Pas plus que les cent cinquante hommes de chair et de sang qui étaient à son bord. Avant même que la mer ne l’ait effacé de son champ de vision, le radeau était devenu pour le pragmatique Schmaltz, en toute bonne conscience, une entité désincarnée dont l’abandon, fût-il cruel, était une nécessité.
    Schmaltz a beau se sentir sûr de son bon droit, il n’aime pas que le radeau lui revienne à l’esprit. Il chasse cette évocation parasite en croquant la demi-poire cartonneuse et trop sucrée que vient de lui tendre le marin qui fait office de cambusier. Il faut se sustenter car le temps devient orageux, le canot commence à bouger. Reine Schmaltz qui n’a plus rien à vomir est secouée d’un haut-le-cœur stérile et douloureux.
    *
    Loin derrière, sur son canot, Chaumareys lui aussi mange une demi-poire tapée. C’est le nom que l’on donne à ces fruits cuits, aplatis dans des caissettes de bois pour être conservés. « Vieille poire tapée », l’appellation pourrait assez bien lui aller au teint, quoi qu’il ait plutôt celui d’une cerise confite dans l’eau-de-vie. Mais, à ce propos, ce n’est pas Byzance. Les bouteilles de vin de Ténériffe ont été réquisitionnées par Rang des Adrets, l’officier responsable du canot qui distribue avec parcimonie. La même ration pour tout le monde, le commandant y compris. Chaumareys est marri de cet égalitarisme mais ne se sent pas en situation de faire valoir ses privilèges. Il n’en troquerait pas moins volontiers son biscuit et sa poire contre un coup à boire, histoire de balayer les doutes qui l’assaillent. Les doutes, pas les remords. Car le vieux vicomte a eu tôt fait de répartir la charge des responsabilités de l’abandon des cent cinquante hommes du radeau, entre les épaules du gouverneur et le dos de la fatalité.
    Il voudrait toutefois être certain que ses pairs, et surtout le ministre et

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