La Malédiction de la Méduse
le roi qui lui ont confié sa mission, partageront la même indulgente conviction. En attendant, il aimerait penser à autre chose. Las, un fond de verre d’eau tiédasse teintée d’une gorgée de son vin favori est d’un faible secours pour la soif comme pour l’oubli.
*
Un nouveau coup du sort nous a cueillis net au moment où nous relevions un peu la tête. La boussole du charpentier Laressingle, notre précieux , notre unique instrument de navigation a glissé entre les doigts gourds de Museux qui cherchait à la mettre à l’abri. Nous n’avons rien pu faire. Après avoir rebondi une fois sur le flanc du tonneau, elle a disparu entre les interstices du radeau. Coulée net, la boussole, et avec elle tout l’espoir que nous venions de retrouver. Le gros caporal est mutique et prostré. Corréard, Dupont et moi, nous savons avec lui qu’il a laissé échapper notre meilleure chance de survie. Mais nous n’en disons mot. Je ne parviens même pas à lui en vouloir. D’ailleurs, à quoi bon ? Quand bien même nous connaîtrions le point cardinal de notre position, les flots l’ont déjà modifié. J’ai dans la bouche le goût de l’amertume qui se mêle à celui du biscuit rassis. Si je croyais en Dieu, je cesserais d’y croire à cet instant précis. Mais faute de Tout-Puissant à maudire, je reste coi. Quand le malheur ne cesse de succéder au malheur, l’accumulation des calamités provoque une forme de sérénité désabusée. Toujours s’attendre au pire, et dès qu’il advient, considérer qu’il est encore à venir. Savoir qu’à la tempête peut succéder l’ouragan. C’est d’ailleurs une tourmente de cet ordre qui n’en finit pas de se préparer. Un mauvais vent annonciateur d’avanie ne cesse de creuser une mer que la nuit qui s’installe noircit.
« Deux hommes à la mer ! » Le cri fuse d’une voix cassée qui porte en elle notre impuissance à faire quoi que ce soit pour les deux malheureux qui viennent d’être entraînés à l’eau par l’arrière du radeau. Deux têtes dérisoires dans une mer furieuse et noire. En trois vagues à peine, les deux soldats sont absorbés sans même laisser une trace dans l’écume. Ceux qui les ont vus se signent. « Disparus en mer », c’est la formule officielle et consacrée, l’épitaphe lapidaire qui nous attend tous… Dans un fracas retentissant, un énorme paquet de mer m’explose au visage et me laisse aveuglé et suffoquant… Cramponné à notre mât de fortune, je crache en toussant l’eau salée qui m’emplit la trachée. J’ai les tempes qui cognent, la vision brouillée, la respiration coupée. Ma gorge me fait mal, je ne sens plus mes doigts. J’ignore s’il s’agit de la fameuse énergie du désespoir, mais il faudrait me trancher les poignets à la hache pour me faire lâcher le mât.
Deux autres paires de mains s’agrippent près des miennes : les phalanges blanchies par l’effort, Corréard et Dupont sont aussi trempés et crachotants que moi. La mer est dans tous ses états. Impossible de trouver une quelconque régularité à l’assaut qu’elle nous inflige. Un coup, nous sommes plaqués contre les madriers du radeau qui se dresse à la verticale vers le ciel zébré, dont les éclairs nous donnent des faciès d’apocalypse. L’instant d’après, notre tas de planches plonge dans un dévers vertigineux, ou est attaqué par une trombe haute comme un beffroi qui vient se fracasser sur nous. Je ne dois la vie qu’aux bouts de cordage reliés au mât que je serre à ne plus sentir mes doigts. Je suis la moitié du temps en apnée, redoutant à chaque paquet de mer que notre embarcation se soit retournée. Trois fois au moins, j’ai failli être piétiné par la masse de mes compagnons qui tentent, dès qu’une grosse lame s’annonce, de gagner l’avant afin d’échapper à l’infernal déferlement. Ce mouvement irrépressible n’a d’autre effet que de faire plonger un peu plus le radeau en le déséquilibrant, et de précipiter dans les flots les malheureux du premier rang. Dans le bref répit entre deux lames, l’un d’eux, un soldat avec un bandage sur le crâne, a eu le temps de pousser un long cri glaçant. Je l’ai vu couler d’un seul coup, la bouche ouverte et le regard fou.
CHAPITRE XVII
Ciel blanc, soleil torve. La mer en ce 8 juillet a la couleur des yeux d’un poisson mort. Le grand canot du gouverneur vire de bord et sa voile brune faseye un instant avant de
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