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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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reprendre le vent. L’allure est bonne : 4 nœuds, parfois 5. Schmaltz peste à l’avant contre le temps perdu à marchander de l’eau avec des hommes du canot du commandant. Deux heures de palabres bord à bord avant de tomber d’accord. Schmaltz, lui, n’a pas soif. Il n’a pas subi de privations et a d’autres préoccupations. Saint-Louis devrait bientôt être en vue. L’idée de quitter cette inconfortable embarcation devrait réjouir le gouverneur, pourtant l’imminence de l’arrivée l’inquiète. Il la redoute. Au lieu de l’entrée solennelle et fière sur La Méduse pavoisée suivie des autres vaisseaux de l’expédition, c’est un homme en bien piètre équipage qui s’apprête à venir reprendre le Sénégal aux Anglais. Deux barcasses qui font eau, un capitaine décati, des passagers mal en point et une épouse qui geint et vomit… Sacrée armada pour représenter la grandeur de la France et le pouvoir de son roi !
    Bien sûr, les autres bateaux arriveront sans doute à bon port en meilleur état. Mais Schmaltz, qui s’en veut de n’avoir point embarqué avec sa famille à bord de l’un d’eux, est sans nouvelles de L’Écho, de L’Argus et de La Loire. Et le gouverneur imagine déjà la condescendance des Anglais :
    «  Oh mister governor, a so long route in a so tiny jolly boat !  » ou une autre de leurs formules à la guimauve trempée dans le vinaigre. Il les a assez pratiqués les «  sweet and sour  » d’outre-Manche. Il les connaît, ces faux culs melliflus qui, sous couvert de s’inquiéter avec commisération et courtoisie, se gausseront de sa tête et de son pays. Il les entend d’ici.
    *
    Chaumareys, pour sa part, n’a que faire des sujets de la Couronne d’Angleterre. Il n’ignore rien non plus de leurs travers, mais il a fini par s’endormir, abruti et bercé par le grincement des avirons après avoir, sur les conseils de Rang des Adrets, sucé une balle de plomb. Il paraît que c’est bon pour moins sentir la soif. « C’est surtout excellent pour se casser une dent ! » Telle a été, en recrachant l’objet, la dernière pensée du capitaine avant de piquer du nez sur le banc de nage pour y sombrer, en dépit de son inconfort, dans un sommeil sonore mais peu agité.
    *
    Les fesses blanches saillent hors de l’eau, la tête y est plongée et n’en sort pas. Le corps du noyé ballotté par les lames est pâle, comme exsangue, la mer l’a dénudé. Dans sa danse macabre et dérisoire, il n’est pas seul. Je compte sept cadavres autour du radeau alors que la nuit nous tombe dessus comme une calamité de plus. Trois des morts flottent le ventre en l’air, le plus près de moi a le visage gonflé et un seul œil ouvert. Depuis ce matin, nous sommes vingt de moins. La nuit dernière a été meurtrière et nous craignons tous, même si la mer est moins en furie, que celle qui vient ne le soit aussi. Impossible de ne pas y penser parmi tous ces corps sans vie. Ceux qui n’ont pas été précipités hors du radeau ont eu les jambes fracassées entre les pièces de bois mal arrimées qui forment le plancher du radeau. Nous sommes en train de dégager la dernière dépouille, celle d’un Martiniquais resté coincé, les jambes brisées à angle droit à hauteur des tibias. Il a basculé sur le côté en une posture désarticulée qui fait saillir son ventre gonflé. L’une de ses jambes est presque arrachée. L’os d’un blanc bleuté sort d’une plaie très déchiquetée que la mer recouvre à chaque vague. On a masqué son visage tuméfié d’un morceau de toile de voile. Un rapide signe de croix en guise d’oraison et nous laissons le mort glisser à l’eau par l’arrière du radeau. Il coule à pic alors que les derniers rayons du couchant entre deux nuages déjà noirs éclairent encore l’horizon d’une infime lueur.
    Je suis frappé du peu de temps qu’il faut pour s’acclimater au malheur. Du détachement que tous désormais nous affichons face à la mort alors qu’il y a trois jours à peine, nous étions emplis de l’espoir d’arriver promptement à la côte. La chirurgie m’a certes familiarisé à la vue et à la manipulation de cadavres, mais je mesure en observant les hommes que j’ai aidés à dégager les corps, à quel point l’être humain s’habitue vite à l’atrocité. Je viens de balancer un cadavre à la mer et je me prends à penser qu’avec vingt passagers en moins le radeau surchargé va s’alléger et

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