La Malédiction de la Méduse
la place de l’un de ces malheureux. Ce que me confirme Corréard. La face marquée d’écorchures et de boursouflures et le bras rayé d’une longue estafilade de sabre, il m’apprend que la rixe s’est déroulée en deux temps avec une incroyable fureur : « Alors que nous pensions que les séditieux étaient revenus à la raison, ils sont repartis à l’attaque comme des forcenés sanguinaires… Nous avons dû riposter sans merci et tu ne serais plus des nôtres si Museux, d’un coup de rame bien appliqué, n’avait… calmé ton assaillant ! » Mon sauveur s’esclaffe bruyamment : « L’est même calmé pour l’éternité, vu qu’eul’ malade il a pas supporté l’traitement, paix à son âme ! » Museux me montre son arme, un aviron brisé qui constitue un solide gourdin dont le bois est encore souillé d’un caillot de sang mêlé de cheveux. D’un revers de son énorme pogne, le gros caporal coupe court à mes remerciements : « Y a d’l’ouvrage, va falloir qu’on nettoye eul’ radeau de toute c’te charogne ! » Pas du genre à épiloguer, Museux a l’oraison expéditive pour les soldats qui voulaient nous tuer et qui gisent maintenant à nos pieds. Inutile de dénombrer les morts et les disparus, d’établir le sinistre décompte de ceux que la bagarre a laissés dans l’eau, des malchanceux que les vagues ont emportés la veille et des malheureux qui par désespoir ont fait le choix de s’y jeter eux-mêmes… Pour mesurer à quel point la population du radeau s’est réduite, il est plus simple de compter ceux qui sont encore en vie. Et c’est aussi vite fait que dit : à l’issue de cette nuit de folie meurtrière, nous ne sommes plus que soixante-sept survivants dont douze sont déjà aux abords du trépas.
Gravement blessés dans les rixes, ces derniers sont hagards et exténués. Fractures ouvertes, larges et profondes plaies que nous ne pouvons soulager, l’un d’eux a même le côté du crâne défoncé. Ils n’ont conscience que de leur souffrance, les moins meurtris n’ont d’autre espoir que celui de voir arriver la mort pour les délivrer.
CHAPITRE XIX
J’observe mes compagnons comme un miroir qui me renvoie mon déplorable reflet. Huit morts de plus ! À l’image des cinquante-cinq survivants dont je viens de faire le décompte, j’ai les joues mangées d’une barbe que le sel pétrifie, les cheveux comme enduits de poix, le regard exorbité, la peau brûlée et les chevilles déformées par l’inaction et par l’humidité. Sous un ciel atone, le cagnard cogne et pourtant j’ai froid. Mon dos est glacé et mes jambes fléchissent, la paupière de mon œil droit s’abaisse sans que je puisse la contrôler. Je dois m’appuyer sur les débris de la dernière barrique de vin pour tenir debout. J’ai du mal à articuler, parler est devenu un effort, toutes mes facultés sont ralenties. Il me faut ainsi plusieurs heures pour me rendre compte que tous les symptômes que je ressens sont, au-delà de la forme de folie qui nous frappe, ceux de la malnutrition. J’ai faim !
Pas une de ces faims d’ogre où l’on se sent capable de bouffer un bœuf entier, ni de celles, sensuelles, où l’on salive en rêvant d’un perdreau rôti, doré. Non, une sale fringale, physiologique et brutale. La nécessité impérieuse et douloureuse de se remplir l’estomac. Une envie lancinante qui vous vide le crâne, vous plombe les entrailles et vous donne une haleine de putois. Je ne suis pas le seul dans ce cas. Les effets de la sous-alimentation conjugués à ceux de la chaleur, accablante pour nos corps et nos esprits, se font ressentir de la même façon chez mes compagnons. Y compris les grands blessés. À l’exaltation et à la démence de la nuit succède un abattement mutique. Aucun d’entre nous ne dit mot, tous les occupants du radeau, même les plus vaillants, ont ce regard fixe et vide de ceux qui ont vu la mort des autres de près et savent, au milieu de cette mer qui n’est que malheur et hostilité, qu’ils seront les suivants.
Plus le moindre bout de biscuit, les gourdes d’eau sont à sec. Quant à notre ultime barrique de vin de Ténériffe, les rations sont de plus en plus restreintes. Les mal en point boivent autant que les bien portants. Cette égalité de traitement nous apparaît désormais comme une aberration. Pourquoi donner de ce vin devenu rare à des mourants alors que ces rations permettraient aux plus vaillants de
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