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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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c’est fade comme du poulet », a surenchéri un marin. « C’est ce qu’on dit », a confirmé un lieutenant. Il l’avait lu dans un vieux roman populaire anglais du siècle dernier, inspiré d’une histoire vraie de naufragés sur une île déserte. D’anecdotes en racontars, notre conversation a dérivé sur le mode sérieux. Elle s’est poursuivie bien après que nous avons achevé notre sinistre besogne. En tant que chirurgien, j’ai dû expliquer la nuance entre anthropophages et cannibales. Pris d’une inhabituelle prolixité, je me suis lancé dans une digression didactique et très écoutée sur la différence morale entre l’absolue nécessité qui peut pousser à l’anthropophagie et la férocité du cannibalisme chez les tribus de sauvages. « Endocannibalisme si ces tribus mangent leurs morts, exocannibalisme si elles mangent les corps de leurs ennemis… soit pour acquérir leur force, leur âme ou leur esprit, soit pour en exorciser les maléfices…» Bref j’ai fait à bon compte le savant face à un auditoire complaisant, parlant avec un total détachement de pratiques qui auraient dû nous emplir d’effroi. Corréard, Dupont, plusieurs officiers, des marins et moi le premier, je dois l’avouer, nous en sommes venus à nous poser la question avant les plus frustes de nos compagnons : pourquoi ne pas prélever sur les corps des morts les protéines qui nous éviteraient de finir comme eux ?
    En y songeant à nouveau, je me sens toujours dans cette espèce de pragmatisme, rationnel et glacé, où l’affect n’a plus guère de place. Cette faim brutale et dévorante qui nous étreint, cette vacuité sans fond que nous éprouvons tous et qui nous mine et nous anime à la fois, est-elle en train de nous faire considérer l’atroce comme la panacée ? Sommes-nous prêts, pour ne pas mourir, à bouffer du soldat faisandé ? Je m’efforce à la répulsion en espérant, sans y croire, un sursaut de dégoût salvateur. Mais l’angoisse de crever de faim est la plus forte. C’est elle qui nous insuffle notre volonté de survivre et je crois que, plus cette crainte grandit, plus notre détermination est implacable et fait voler nos barrières en éclats. En être encore parfois conscient, comme c’est ie cas en ce moment, ne change rien. Plus j’y réfléchis, plus je suis convaincu que la loi morale est un luxe de repus.

CHAPITRE XX
    Le jour s’installe, un soleil orange s’annonce au loin tandis que la mer verdâtre déroule sans fin de petites vagues à l’écume incertaine sur lesquelles notre dérive peine à marquer un quelconque sillage. Mes compagnons, les uns après les autres, sortent lourdement de leur torpeur. Hébétés, ils restent sur les promontoires de fortune auxquels ils se sont accrochés pour ne pas sombrer au premier sommeil dans l’eau qui submerge toujours le radeau. Je suis moi-même encore assommé, quand j’aperçois le caporal Museux en train de manger… Oui, de manger ! J’ai beau me frotter les yeux, il ne s’agit ni d’un rêve éveillé ni d’un délire engendré par la diète forcée. Le gros caporal mastique bel et bien je ne sais quoi, comme un bovin le ferait d’une fourchée de foin.
    Il prend conscience de mon regard et, à mon air mauvais, saisit vite mon envie : « T’as faim, chirurgien ? Tu veux goûter ma galetouse ? Vas-y, mon gars, c’est de la vachette extra, du premier choix, t’as qu’à d’mander, j’t’en taille une tranche…» Il sort un couteau pliant de sa poche et me tranche un morceau de son gros ceinturon : « Vas-y, mâchouille, c’est du cuir gras ! c’t’un peu dur au début, mais c’te carne occupe les dents et si ça remplit pas l’estomac, moi ça me calme…» Je porte à ma bouche le bout de ceinture. J’ai l’impression que je n’en viendrai jamais à bout. Mais peu à peu, imprégné de salive, le cuir épais s’amollit au point de se laisser mâcher. Il en sourd un jus marronnasse que je recrache, puis à la longue, que je finis par avaler. Goût amer de suint et de crasse. La mastication vaut mieux que l’inanition, mais ce n’est pas un peu de salive sur une pièce de vieux cuir qui va me nourrir, calmer cette faim qui me torture, m’oppresse et m’affaiblit d’heure en heure. À ma gauche… Je ne peux parler de bâbord ou de tribord, de poupe ou de proue tant notre dérive est lente et nous donne l’impression de tourner en rond sur un océan dont je crains que nous ne

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