La Malédiction de la Méduse
revoyions jamais les confins… À ma gauche donc, retentit un long cri : celui d’un homme qui hurle à la mort.
Je le vois, il est assis sur une caisse, un corps indéterminé repose entre ses genoux. Le hurleur est hirsute et a, comme chacun d’entre nous, le visage dévoré de barbe et de sel… « N’approchez pas, charognards ! Vous ne l’aurez jamais ! » Je ne suis plus seul à regarder dans sa direction, mais personne ne se décide à bouger car le malheureux qui nous invective tient à la main une sorte d’épée dont la lame, bien qu’elle semble brisée, incite à la prudence. « On dirait le gars Sauzet, je crois bien…» C’est le massif caporal Museux qui vient de parler et qui poursuit : « Oui, pour sûr je l’reconnais c’t’ un pays, un domestique à m’sieur Schmaltz le gouverneur, l’a pas pris la chaloupe avec son maître, rapport à son gamin qu’avait les fièvres…» Et Museux d’expliquer que, lors de notre évacuation de La Méduse, ce Sauzet avait refusé de prendre place sans son fils dans le grand canot pour cinquante hommes réservé à Schmaltz, à sa famille, à ses bagages et à ses gens. Il avait donc rejoint son rejeton sur le radeau. L’homme s’est levé sans cesser ses invectives. Alternant menaces et lamentations, injures et désespoir, il fait de temps à autre tournoyer son arme au-dessus de sa tête et poursuit sa diatribe avec de plus en plus de violence. Tous les regards sont désormais tournés vers lui. « Je vais y causer ! » dit Museux qui s’avance. Je le suis. Nous sommes maintenant tout près du désespéré. Ses yeux nous fixent hagards, injectés de haine animale et d’infinie détresse, de violence primaire et d’un total désarroi. Il écume de rage et pleure à la fois, en faisant tournoyer son arme ébréchée qui siffle dans l’air : « Pas un pas de plus, les bouffeurs de cadavres ou j’en étripe un, vous n’aurez pas mon fils, jamais ! » Sauzet en hurlant continue ses grands moulinets avec son bout d’épée. Le corps qui repose à ses pieds est livide, et déjà rigide…
« Holà, mon pays ! Tu m’ reconnais, c’est moi, l’gars d’Saint-Just…» L’homme ne laisse pas Museux terminer sa phrase : « Crevure de vautour, t’es avec eux pour bouffer l’foie d’mon Blaise, t’entends, Blaise, sous prétexte que t’es faible et malade, y z’en veulent à ta viande…» La lame du forcené passe à deux doigts du visage de Museux qui esquive et qui frappe. Avec un bruit mat, sa rame s’abat sur la tempe gauche du domestique Sauzet, le fauchant net dans son élan. Il s’affaisse sur le corps mort de son fils comme un gros sac de grains. Trois soubresauts, un filet de bave sanguinolente et un silence pesant qui succède au fracas. Museux recule, il ne m’a pas vu derrière lui… Je trébuche, j’essaye en vain de m’accrocher, je m’écorche les mains et bascule en quelques secondes dans l’eau sombre.
J’ai déjà la tête hors du flot, malgré le sel qui me brûle les pupilles, je distingue le ciel crayeux. J’inspire avec une rage désespérée tout l’air que je peux absorber, mais c’est de l’eau que j’avale à nouveau. Je suis submergé par la vague qui vient de s’écraser sur moi. J’ai le larynx en feu, je suffoque, je suis roulé, ne sais plus où est la surface, où se trouve le fond. Ma gorge est à vif, mon crâne près d’imploser. Mes mouvements sont désordonnés, il me faut de l’air… J’essaye de nager, mais aucune de mes brasses d’épileptique, aucun de mes furieux coups de pied ne me fait remonter. Je sens l’affolement me gagner et avec lui l’asphyxie. J’ai les yeux écarquillés et ne vois que du gris verdâtre qui me noie et une masse sombre, presque noire qui arrive sur moi… L’étonnement, la peur, le choc avec mon front comme une explosion… Une douleur fulgurante qui me tord, une image de Gabriele, un gargouillement, l’abîme et le néant.
*
Sale goût de sel, de métal et de sang. Ma bouche est sèche et enflée, j’ai les mains écorchées et mes tympans sont déchiquetés par un couinement de scie égoïne qui rencontre un clou dans une mauvaise planche. Je ne suis pas mort. Ou alors l’enfer est humide et bruyant. Mon corps entier est endolori. Le simple fait d’entrouvrir les paupières me fait mal. « Tiens, bois ça, mon gars, ça te fera du bien ! » À la froideur acide du fer-blanc, je sens qu’on m’introduit entre les
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