La Malédiction de la Méduse
fond et nous avec : « Crever pour crever, autant y aller tout de suite et on va tous y aller, la piétaille comme le galonné, y aura pas d’jaloux, ça va être vite mené…» Et le voilà qui commence à cogner comme un sourd. Devant lui, sa hache fend l’eau avant d’attaquer les cordages et le bois de notre embarcation qui est aussi la sienne. Ils sont une vingtaine de soldats, de marins, aussi saouls que lui, qui s’échauffent et l’encouragent en huriant : « Vas-y, coule-la, c’te saloperie et toutes ces crevures avec ! » Plusieurs ont des couteaux dont ils nous menacent. Dupont est au premier rang de ceux qui leur font face. La mer est presque calme, c’est le fond de l’air qui est sous tension. Nous n’avons rien pu faire pour empêcher la troupe de se saouler à mort. Mort, c’est le mot et c’est leur argument : Tout boire et périr : « En finir en beauté. »
Pour abréger leurs souffrances, dont ils nous rendent responsables, et se venger du même coup, ces déments partisans d’un suicide aviné, collectif et forcé ont entrepris de détruire le radeau. Dupont, des sous-officiers, d’autres soldats, des marins, Corréard et moi-même tentons de dissuader ces crétins d’accomplir leur délirant dessein. L’homme à la hache est arc-bouté sur son arme, mais soudain on dirait qu’il n’a plus la force de la relever. En voyant sa chemise se teinter de rouge et son regard plein d’effroi, je saisis vite pourquoi. La lame du sabre d’un sous-officier l’a cueilli sur le côté du cou. Le sang jaillit par saccades d’une entaille profonde. Le marin lâche la hache, porte ses deux mains à la plaie, son sang continue de sourdre à travers ses doigts. Ses genoux fléchissent, il bascule dans l’eau. L’un des soudards à qui la scène n’a pas échappé s’élance, poignard pointé sur le militaire qui esquive et le frappe au visage avec la garde de son sabre. L’autre recule en chancelant, une boule se forme sur sa pommette. Aussitôt, le reste des excités se jette dans le combat. Sabres contre couteaux, coups de crosse et de poing, coups de dents… Haine et hargne. Chacun tape au plus près avec ce qui lui tombe sous la main. La mer n’est pas très agitée mais le radeau déséquilibré par la rixe tangue dangereusement. Des hommes agrippés au corps à corps glissent à l’eau et disparaissent dans le noir, d’autres y sont précipités. Certains, tombés par l’arrière, parviennent à remonter par l’avant et sont à nouveau rejetés hors du radeau. J’évite de justesse la baïonnette d’un soldat fou qu’un autre assomme par-derrière d’un coup de gourdin. Je manque être écrasé par Dupont qui recule sous la poussée des assaillants que rien ne semble pouvoir ramener à la raison. Bataille sauvage et désespérée d’hommes qui veulent tuer avant de mourir. Je n’ai pour ma part nulle envie de l’un ni de l’autre, mais je n’en viens pas moins d’assener de toutes mes forces un coup de poing sur la tempe d’un soldat. J’ai frappé sans réfléchir ni viser. J’ai vu son regard rouge sur moi, sa fureur baveuse, sa grosse pogne qui cherchait à sortir son couteau, alors j’ai cogné. Il a eu l’air étonné, je l’étais bien davantage quand il s’est affaissé. Mes phalanges sont écorchées. Mon expérience dans l’art de la bagarre est des plus rudimentaires, elle remonte au collège. Mon adversaire tente de se relever, mais un de ses congénères trébuche sur son corps et est, à son tour, piétiné par d’autres soldats qui reculent et s’affalent sur mon adversaire. Bien campé sur mes jambes, les pieds dans l’eau, je me sens ragaillardi et prêt à frapper de nouveau… Et c’est l’explosion sur l’arrière de ma tête. Une de ces douleurs qui dans l’instant vous transforment en tueur. Je cogne dans un nuage, mes jambes se dérobent, ma vue se brouille, j’ai dans la bouche le goût de l’eau de mer et celui de mon sang. Je sombre.
CHAPITRE XVIII
Le rescapé Chaumareys s’attaque à la carcasse avec la voracité d’un chien errant qui viendrait de voler un chapelet de saucisses. Il a délaissé fourchette et couteau, pour se servir de ses doigts. La faim brutale ne tolère pas d’accessoires. Il dépiaute, extirpe, brise les petits os. Il nettoie avidement ce poulet froid auquel il vient de faire un sort, ne s’interrompant que pour boire ce vin de bourgogne que Vénoncourt a fait servir aux naufragés dans
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