La Malédiction de la Méduse
survivre ? D’autant que cette unique barrique de vin est aux trois quarts vide. Les deux soldats chargés de sa garde en ont, à notre insu, sifflé une bonne partie. Retrouvés ivres morts, ils ont été balancés à l’eau sans autre forme de procès.
Il avait été décidé que quiconque tenterait de s’emparer de nos provisions serait puni du châtiment suprême. L’affaire n’a pas traîné. À la pointe de leurs propres baïonnettes, les deux buveurs brutalement dégrisés par la peur ont été poussés à la mer. L’un d’entre eux a mis un temps fou à couler. Je ne mesure plus combien nous nous sommes endurci le cœur autant que l’esprit. À quel point, pour nous, la mort est désormais anodine. Seule nous préoccupe encore la probabilité de notre propre trépas, et nous sommes prêts à tuer le premier qui attente à notre instinct de conservation. À occire notre prochain pour un fond de quart de mauvais vin.
Une nouvelle distribution de ce breuvage qui constitue maintenant la base de notre alimentation, nous requinquerait sans doute, mais je crains les effets de l’alcool sur nos esprits cabossés. Et nous devons nous rationner pour tenir le plus longtemps possible. Le simple fait d’y penser redouble ma rage d’avaler n’importe quoi. Je gratte une fois de plus le fond de mes poches. Las, l’étoffe humide et épaissie par le sel ne recèle pas la moindre miette. Mon dernier repas est le quart d’un petit poisson coincé entre deux pièces du radeau. Où sont-ils, les fameux poissons volants que, dans les romans d’aventures, les naufragés retrouvent immanquablement échoués par centaines au petit matin sur le pont de leur embarcation ?
Ici, les sardines ne volent pas et les poissons ne sont pas du genre à se laisser prendre par des pêcheurs de notre acabit. Les seuls que nous ayons pu attraper et manger étaient petits et peu charnus. Coincés par accident entre les pièces du radeau. Leur chair, même pleine d’arêtes, n’en était pas moins délicieuse. Mais l’occasion ne s’est pas reproduite. Quant à nos tentatives de vraie pêche, elles furent lamentables. Un soldat avait d’abord entrepris de faire un hameçon en dépiautant ses épaulettes, mais le métal était bien trop souple et le fil, un morceau de drisse effiloché, bien trop gros, s’est coincé sous le radeau. Un autre a eu l’idée de tordre une baïonnette pour tenter d’accrocher un squale de belle taille qui tournait autour de notre esquif. L’affaire s’est soldée par la chute d’un homme à la mer. Le requin a gobé la lame comme une carpe l’aurait fait d’un bout de pain, puis il a foncé droit sur nous. En se débattant furieusement et avec une force incroyable, il a entraîné à l’eau le soldat qui tenait le filin. Vu notre état de faiblesse, nous avons peiné à le hisser à nouveau sur le radeau.
Depuis, ce qui reste de nos lignes traîne emmêlé dans l’eau. Et il faudrait vraiment qu’un poisson ait envie de se suicider pour mordre à un bout de cordage sans appât et surtout sans hameçon.
J’ai la gorge aussi sèche que les côtes du Sahara que nous ne voyons plus et ma soif n’a pas même la vertu de me faire oublier la faim. Mes pensées sont terre à terre, mais la terre n’est nulle part. Pas la moindre côte en vue. De nuit comme de jour, encore et toujours le vide de l’horizon qui me renvoie à celui de mon estomac. Trouver à boire et à manger occupe toute l’activité de mon cerveau. Impossible de me départir de cette obsédante inanition. Ce n’est pas la première fois que j’endure ce trouble lancinant, cette forme d’ivresse en creux qui vous écorche la raison et contre laquelle la logique n’est d’aucun secours. Cela monte comme une panique que rien ne peut raisonner. Je croyais que mon organisme finirait par s’habituer, or je constate que chaque accès est plus violent que le précédent et je repense à la réflexion d’un soldat quand nous balancions à l’eau les corps des victimes de la rixe : « Il est gras comme un verrat. Dommage de le balancer à la baille… un bestiau de ce poids, ça te nourrit tout le radeau pour des mois. » Ce n’était qu’une plaisanterie macabre alors que nous soulevions avec difficulté le pondéreux cadavre d’un artilleur ventru, saigné par je ne sais qui d’un coup de baïonnette dans l’artère fémorale. Elle n’a pas fait rire, elle a lancé une discussion animée. « Paraîtrait que
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