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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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la salle à manger de L’Écho. Les bruits de succion et de mastication couvrent les rares paroles échangées, qui sont elles-mêmes d’ordre alimentaire. On se passe le sel, le pain ou la carafe. On profère des soupirs de contentement. Reine Schmaltz, la lèvre supérieure maculée de graisse et d’un morceau de peau grillée, est aux prises avec une aile de volaille qu’elle tient à la main. Son époux, quant à lui, mord à même une cuisse. On se repaît, on se requinque, on revit : l’heure est au repas, elle n’est pas au récit.
    Vénoncourt l’a vite compris. Quand, voilà moins de deux heures, les canots de La Méduse ont abordé L’Écho et qu’un officier, après les avoir informés de l’échouage, leur a dit à quel point chacun était assoiffé et affamé, il ne les a pas assaillis de questions. Sur les conseils du médecin du bord, il leur a d’abord fait servir de l’eau sucrée, et ensuite un brouet. Mais ils ont vite réclamé un vrai repas. Et pendant qu’en toute hâte on dressait la table, Chaumareys, arguant d’un grand épuisement, laissait à Schmaltz le soin d’un résumé de leur mésaventure aussi bref qu’expurgé. « Un échouement accidentel et une évacuation sauvant du péril hommes et cargaison…» Pas un mot sur le radeau.
    Vénoncourt les regarde se rassasier en ne les accompagnant, pour sa part, que d’un verre de fino. Mais il ne s’en demande pas moins comment La Méduse , en plein jour et par beau temps, a bien pu s’échouer sur le banc d’Arguin dont les périls sont bien connus de tous les marins.
    *
    Le gouverneur du Sénégal est nu devant le miroir de la cabine que lui a attribuée le commandant de L’Écho. Sans perruque, ses cheveux rares et gris sont dressés sur sa tête. Son visage contrarié et ses bras qui ont trop pris le soleil sur le canot ont la couleur de la brique. Le reste du corps est blanc et peu velu. Le ventre est proéminent et la queue rabougrie. Schmaltz a mal dormi. Vénoncourt lui a pourtant attribué une confortable cabine à l’arrière de la corvette, mais même dans un palais de marbre et sous un édredon de plumes, il n’aurait pas trouvé le sommeil. Il n’a cessé de ressasser les questions que les officiers du bord n’ont pu s’empêcher de lui poser sur le naufrage et les difficultés que font les Anglais pour rendre les clés de la colonie. Les deux sujets l’agacent. Il a fini par décider d’éluder l’un en se servant de l’autre. D’échapper aux interrogations sur La Méduse en insistant sur la priorité à régler les affaires avec les Anglais. Ce «  faggot  » de governor , le lieutenant-colonel Brereton qui est encore maître à Saint-Louis, joue à la fois le formaliste et celui qui n’est pas au courant. Ce faux cul a fait dire qu’il devait aviser ses supérieurs de la requête française. Or il faut pour cela envoyer un émissaire à Freetown, en Sierra Leone. Et pourquoi pas à Londres tant qu’il y est, ce « mange-merde » ? Quand il est de méchante humeur, Schmaltz a le quolibet primaire. Surtout à l’encontre des représentants de la Couronne d’Angleterre.
    *
    « Holà ! t’es t’y mort, chirurgien ? » La grosse voix me ramène à la vie. J’ai mal à la tête et je grince des dents. Deux bras noueux me ceinturent et me relèvent. À l’accent qui roule rauque et agraire, je reconnais Museux. Je ne sais combien de temps je suis resté dans les limbes, mais le jour a surgi, la mer a forci et la bagarre est terminée. Mal apparemment pour le matelot mort qui gît à hauteur de mes genoux. De son crâne fracassé s’échappe un morceau de cervelle d’un gris violacé qui se délite dans le ressac ensanglanté. Là où près de cent cinquante hommes étaient debout au coude à coude, des corps gisent en tas. Gueules tordues, chairs meurtries, tuméfiées, éclatées, pansés éviscérées, membres brisés, fractures ouvertes… les blessures témoignent de la terrible sauvagerie des combats. Désolation ordinaire d’un champ de bataille au petit matin. Sauf que nous sommes en pleine mer et que l’on n’a jamais vu tant de morts sur si peu de surface.
    Sous le ciel blanc et bas, les cris du combat ont laissé place à un silence funèbre que seuls rompent les râles des agonisants et le bruit lancinant de l’eau quand elle les recouvre. En palpant l’hématome que j’ai sur l’occiput, je prends conscience qu’il s’en est fallu de très peu que je ne sois à

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