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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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lèvres un quart ou une timbale. Je m’étrangle et notre vin de Ténériffe dont j’ai reconnu la teneur liquoreuse teintée d’un arrière-goût de goudron et de poisson, me ruisselle sur le menton. Je finis, en toussant, par avaler une longue gorgée qui me brûle et j’ouvre grands les yeux puis les referme. Rien n’a changé. Ni l’atonie du ciel, ni le soleil qui matraque sans répit, ni la population hagarde du radeau qui m’observe sans aménité.
    Sans doute suis-je maintenant dans le clan des éclopés, celui des blessés, des inutiles, de tous ces hommes que, avant d’être des leurs, j’en étais venu à considérer comme des boulets. Je vois la grosse trogne de Museux, la barbe de Corréard, les deux me sourient. Je me sens incapable de parler mais les événements me reviennent… La bagarre avec le domestique du gouverneur, le dos de Museux qui me projette dans la mer, ma tête qui heurte un morceau de bois. Je ne sais combien de temps je suis resté sans connaissance. Mes vêtements sont amidonnés par le sel, mais presque secs. J’ai encore soif et je suis trop faible pour me lever… « Désolé pour le bain, chirurgien, mais c’est moi aussi qui t’a sorti eud’l’eau… J’ai cru qu’t’avais trépassé après avoir embrassé eul’ bout d’mât qui sert d’étrave à not’radeau…» La voix de Museux me résonne aux oreilles, je tente un sourire pour ne pas avoir à répondre, mais j’ai la lèvre fendue et grimace. En me voyant fermer les yeux, il a la bonne idée de ne pas insister.
    Je me sens de méchante humeur et dans un sale état. J’en veux à tous mes compagnons, tous autant qu’ils sont, même à Museux qui m’a sauvé ! Je les exècre. Ils me sont étrangers… Je n’ai rien à faire avec eux, moi je suis là par erreur. Je ne veux pas crever sur ce radeau pourri avec ce ramassis de butors et d’abrutis, de geignards et de résignés, cette soldatesque mauvaise comme le scorbut et la diarrhée… Pensez de moi ce que bon vous semble ! J’en ai fini de la bonne conscience, de l’abnégation de convenance, de ces postures de héros de romans populaires pour une postérité à deux sous. Et quelle postérité ? La belle affaire ! Nous sommes moins d’une soixantaine à bord dont un peu plus de la moitié tient encore debout, et à ce régime nous serons tous bientôt morts. Nul ne pourra témoigner de notre errance. Et quand bien même ? Est-elle si racontable, cette pauvre épopée ?
    Qu’avons-nous fait d’autre que nous lamenter sur nous-mêmes, nous menacer, nous voler, nous battre, nous entretuer et vouloir avant tout sauver notre peau tout en sachant combien, dans notre situation, il était vain de le faire ? Notre espérance de vie (trois jours, une semaine ?) est aussi limitée que l’espace exigu dans lequel nous sommes confinés. Nous divaguons sur un lambeau d’humanité long de quatre coudées. Univers rabougri, mesquins esprits, et combats dérisoires… J’ai beau me croire au-dessus du lot, je suis aussi insignifiant que mes congénères… Nous sommes, comme on dit sur les registres de marine, « portés disparus corps et biens » et c’est le mot juste : nos corps se décharnent et nous n’avons plus rien, pas même un reste de conscience. Nous ne laisserons aucune trace. À peine un rond dans l’eau, effacé par la première vague. À quoi rime cette survie sans espoir ni objet ? À quoi bon s’accrocher à l’existence quand on n’existe plus ?

CHAPITRE XXI
    La lune presque pleine accentue les contours épais du corps avachi contre un madrier de teck mal équarri. Je vois notre homme, celui que le sort et moi (surtout moi) avons désigné. Il a une sale gueule, les joues lourdes et un double menton dont la barbe rousse et poisseuse ne réussit pas à masquer les meurtrissures boursouflées des rixes de l’autre nuit. Quelques coudées à peine nous séparent, et je peux distinguer d’ici ses paupières plus brûlées que les miennes. Elles lui font les yeux d’un goret mort-né. Sa bouche entrouverte laisse apparaître une effroyable dentition. Il semble dormir comme un soudard terrassé par trop de gnôle et de coups. Il est répugnant et j’ai soif.
    De ma petite trousse de dissection, qui a par je ne sais quel miracle échappé aux flots, j’extrais le scalpel pliant. La lame est corrodée par le sel. Avec mes doigts gourds et ramollis par l’humidité, j’ai grand-peine à l’ouvrir. J’ai de l’eau

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