La Malédiction de la Méduse
tient lieu d’abri. La chaleur est suffocante, mais au moins nous sommes un peu protégés des morsures du soleil et de la réverbération. La toile nous masque le ciel et en partie l’horizon. Nous sommes abasourdis. Plusieurs d’entre nous, sous l’effet conjugué de la désespérance et du vin, ont sombré dans une prostration proche du sommeil. Moi-même je me sens abruti, incapable de faire le moindre mouvement dans cette étuve où confit notre accablement. Je dois enjamber deux corps assoupis pour atteindre en me courbant la sortie de notre abri de toile. L’air est toujours brûlant mais plus respirable qu’à l’intérieur et ce que je vois sur le côté de notre radeau est proprement hallucinant.
CHAPITRE XXV
« A rough and tough task…» C’est ainsi que Deborah Wolseley résume à Vénoncourt les dix jours de navigation en chaloupe et la longue marche dans le désert des rescapés qui sont arrivés à Saint-Louis avant hier. « You’re absolutely right, Madam ! It was not a gentle walk in the country, for sure ! » Respirant fort, le capitaine de corvette est moins préoccupé par le sort de ces malheureux que par les seins lourds de Deborah qu’il regarde ballotter au rythme de ses assauts réguliers. Il connaît les épreuves endurées par les rescapés de La Méduse parvenus à pied à Saint-Louis, aidés par des Maures après que d’autres, moins accueillants, les ont rançonnés et dépouillés du peu qu’ils avaient. Avec leur chaloupe, ces hommes, sous la férule d’un officier, avaient choisi d’aller à la terre la plus proche, en oubliant qu’entre la soif, les bêtes et les tribus hostiles, le désert pouvait se montrer plus redoutable que la mer. Vénoncourt sait d’autant mieux comment et combien ces hommes ont souffert, qu’il a visité ce matin les plus affligés d’entre eux, conduits à l’hôpital anglais après avoir reçu les premiers soins dans la maison du négociant Duplantin. Cette visite, plus empreinte d’obligation protocolaire que de chaleur humaine, a été décidée par le gouverneur Schmaltz. Les rescapés du désert souffrent de sérieuses brûlures et de déshydratation, mais tous seront remis sur pied en une dizaine de jours. Les deux médecins qui les ont examinés l’ont affirmé. Et Schmaltz, un rien grandiloquent, le leur a répété dans un discours solennel d’où il ressortait que leur confort était sa priorité avant de conclure : « Tout ce qui est en mon pouvoir sera fait ! » Le problème est que « tout » le pouvoir de Schmaltz à Saint-Louis, cela ne représente pas grand-chose. En tout cas, beaucoup moins que son titre ne le laisse supposer. Le pouvoir, ce sont toujours les Anglais qui le détiennent, qui en usent et en abusent. Vénoncourt le sait bien pour avoir expérimenté le premier l’hypocrisie du governor Brereton qui fait tout pour retarder la remise du Sénégal et de Gorée. Le commandant de L’Écho n’est pas mécontent que Schmaltz le remplace dans ce jeu de dupes. Désormais en première ligne face à Brereton, le gouverneur se retrouve à la merci de celui à qui il est censé imposer son autorité, situation paradoxale et déplaisante.
Après être entré à Saint-Louis en piètre équipage, voilà le gouverneur du Sénégal contraint de se plier aux tracasseries administratives des Anglais. « Enjoy your stay ! » ne cesse de lui lancer Brereton chaque fois qu’il le croise. Les rencontres sont fréquentes, car son homologue anglais, tout en se montrant préoccupé du sort des rescapés envers lesquels il ne ménage pas sa sollicitude, fait surveiller les allées et venues des Français et l’hébergement de son successeur désigné dans la maison d’un négociant. En revanche, les hommes de troupe, à l’exception des rescapés admis à l’hôpital, sont fermement invités à rester au large sur leurs bateaux tant que tout n’est pas réglé. « Il faut accomplir les formalités, et le traité de Paris sera appliqué. Cela ne sera pas long mais il convient de faire les choses dans les règles, n’est-il pas ? » dit Brereton. Ce genre acidulé déplaît évidemment au gouverneur français auquel le sens de l’humour comme celui de la repartie sont étrangers. Pour Vénoncourt, le cas est un peu différent. Si le commandant de L’Écho voue Brereton et ses affidés qu’il nomme « les fouines » à des gémonies scatologiques, la situation de Schmaltz n’est pas loin de
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