La Malédiction de la Méduse
à un peu de chance !
En un instant notre destin funeste a basculé dans le bon sens, le balancier ne peut si vite revenir en arrière. Voilà moins d’une demi-heure, accablés de malheur et de chaleur, dans un silence de mort, nous dénombrions les cadavres du jour, et nous voici debout, même les blessés, ranimés, revigorés par cette voile qui paraît s’être dédoublée. Notre résurrection ne peut être de si courte durée ! Depuis quelques minutes, je crois bien distinguer un second carré brun juste sous le premier. Et je ne suis pas le seul : « Pas d’doute, c’tun brick ou une goélette, pas une barcasse qui nous arrive là ! » décrète Museux. J’agite ma chemise de plus belle. Je ne sens plus ni la chaleur, ni la fatigue, ni la soif, je suis fou de bonheur. J’oublie le calvaire que nous avons enduré, je ne pense qu’à la suite, à ce bateau qui s’avance dans notre direction et qui va nous sauver, nous ramener vers la vie.
Corréard a récupéré les cerclages de fer de deux barriques vides et y attache tout ce que nous avons de plus coloré. Le foulard rouge vif d’un matelot, l’écharpe vert cru, provenant sans doute d’une malle pillée, que lui a tendue un soldat, mais aussi divers effets bleus, blancs et noirs comme autant de pavillons qu’un jeune marin agite maintenant au plus haut de notre semblant de mât. Il est encouragé par nos cris d’autant plus joyeux que nous procédons à une distribution de vin. Un bon quart pour chacun, en une fois, plus du double de la ration d’une journée ordinaire. Fi des privations, du vin parcimonieux que l’on goûte comme un nectar alors qu’il sent la poiscaille et le goudron, que l’on garde le plus longtemps possible dans la bouche puis qu’on avale lentement pour le faire durer encore un instant. J’absorbe avec avidité une franche gorgée comme on boirait pour se désaltérer, comme si nous pouvions nous servir à satiété. Mes compagnons font de même. Certains ont vidé leur quart cul sec et en redemandent, bruyamment. En haut du mât, le marin s’est arrêté d’agiter son cercle de tonneau pavoisé. Bien qu’il vienne lui aussi de boire sa ration de vin de Ténériffe, son visage est crispé et je comprends vite pourquoi : à l’horizon, la voile est en train de s’éloigner.
Le navire a viré de bord et n’avance plus vers nous. Nous ne sommes que deux à nous en être aperçus car, sur le radeau, les libations bruyantes continuent. Mais l’angoisse est un mal contagieux. À voir la tête que je fais, Museux puis Corréard ne tardent pas à scruter eux aussi l’horizon. Nous dérivons désormais en direction opposée du bateau dont nous ne distinguons plus qu’une trace qui diminue. Le bruit lancinant de la mer recouvre la clameur qui s’élevait du radeau. « Sans doute le navire file-t-il droit sur le Sénégal pour y chercher du secours. » J’ai lancé cette idiotie comme si elle pouvait empêcher qu’une nouvelle fois le désespoir s’abatte sur le radeau. Je n’y crois pas un instant. Le bateau suit sa route sans se préoccuper le moins du monde de notre présence, parce qu’il ne nous a pas vus. Ou alors il aura pris notre voile pour celle d’un petit bateau de pêche. « S’il nous avait vus, pour sûr qu’il aurait filé droit sur nous ! » intervient Museux. En dépit du bon sens évident de sa repartie et de mon propre sentiment, je n’en persiste pas moins dans mon optimisme forcé : « Il manquait sûrement de vivres et d’eau et a préféré retourner à la côte s’approvisionner. N’oublie pas que, s’il a été prévenu par les gens de La Méduse , il nous croit plus de cent cinquante hommes sur ce foutu radeau. D’où il était, même avec une bonne lunette, il ne pouvait voir que nous ne sommes plus qu’une quinzaine. » Ma réponse n’a guère plus de sens que ma première intervention, pourtant je sens qu’elle rencontre davantage d’écho chez mes compagnons. Elle suffit à ceux qui veulent y croire. Tous ceux qui refusent de passer à quelques encablures du salut et de replonger dans l’enfer en regardant la petite tache brune de l’espoir se déliter sur l’horizon.
Nouvelle distribution de vin, encore un quart pour chacun. Cette fois nous ne distinguons plus rien. D’abord parce que la voile est hors de notre vue. Ensuite, parce que, pour nous protéger de la fournaise, nous nous sommes réfugiés sous un bout de voile attaché au mât qui nous
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