La Malédiction de la Méduse
cinquante hommes quand nous avons abandonné la frégate, nous ne sommes plus sur ce radeau qu’une quinzaine à avoir résisté aux vagues, aux brûlures, à la faim, à la soif et surtout à notre propre barbarie. Pas un matin sans son lot de cadavres. Par dizaines les nuits de tempête ou de rixe, quelques-uns seulement les jours les plus cléments. S’il faut établir une sinistre moyenne, cela fait sur la surface exiguë d’un galetas, plus de quinze morts par jour. Or nous sommes tout juste, maintenant, ce nombre de vivants.
C’est dire que, même revigorés par ces chairs que nous nous sommes décidés à ingérer (j’ai encore du mal à dire manger), nos jours restent comptés. Combien de temps encore à nous nourrir les uns des autres pour aller jusqu’au bout de notre errance ? « Mange ta main, garde l’autre pour demain ! » À ce rythme, le dernier restant se mutilera-t-il lui-même pour tenir plus longtemps ?
J’ai les yeux secs, les paupières irritées. Malgré la morsure du sel, l’eau de mer dont j’asperge mon visage me fait du bien. C’est en m’essuyant au revers de ma manche que je l’aperçois très loin devant moi.
La tache est minuscule et de couleur brune. Sans doute une impureté sur la cornée, un infime morceau d’algue ou de bois qui trouble ma vision. J’ai beau me frotter les yeux, elle est toujours là, comme une chiure d’insecte sur la ligne d’horizon. Elle disparaît soudain derrière la crête d’une vague puis elle revient, minuscule, à des lieues au loin, mais elle est bien là. Si je tourne la tête je ne la vois plus, ce n’est donc pas un trouble de la vue. Je ne peux dire d’où je suis si la tache se déplace ou si nous allons vers elle, mais je me rends compte que je n’ai plus ce terrible sentiment d’inertie. Cette impression de ne plus avancer que confère la dérive sur un océan vide. La sensation d’aller nulle part car nous ne voyons nulle part où aller, aucun point auquel accrocher notre regard. Ce que je distingue est trop loin pour pouvoir déterminer s’il s’agit d’un écueil mais, si ce n’est pas un mirage engendré par trop de cagnard sur nos fronts, c’est bel et bien un repère : le premier depuis que l’épave de La Méduse et les côtes du Sahara ont déserté notre champ de vision…
« Voiiiiiiiiiiiiiiile ààààà l’horizon !!! » Ce cri, éructé par un soldat qui m’avait pourtant l’air agonisant quelques minutes auparavant m’a devancé. Il me frustre de celui que j’allais moi-même pousser, mais aussi de la joie de profiter seul de la bouffée d’émotion qui m’a envahi lorsque j’ai saisi que la tache avait la forme carrée d’une voile de navire.
Pas le temps de m’en assurer. L’effet du cri a été instantané. Tous les hommes se sont levés en même temps et notre radeau a gîté vers l’avant. « Oui, droit devant, c’est ça, le petit point marron ! » Les mains en visière au-dessus des yeux, chacun scrute la ligne où le ciel jauni rejoint la mer sombre : « Ça y est, je la vois, on dirait un hunier ou un petit cacatois ! » lance un marin. « Sûrement pas ! Sinon on verrait les deux autres mâts, moi je parierais plutôt pour une brigantine, m’est avis qu’c’est un petit bateau ! » Le point grossit moins vite que les hypothèses. Tout y passe, de l’écueil rocheux au foc d’artimon, du petit hunier à toutes les voiles possibles et imaginables pour tout type de navire. Même le mort, que la rigidité cadavérique a fixé dans sa position assise, a l’air de participer au débat et à la joie qui nous a tous submergés en quelques secondes.
Un soldat grimpe à ce qu’il reste de notre mât de fortune et agite sa chemise le plus haut possible. D’autres, dont moi, en font autant en espérant que nos dérisoires pavillons seront vus de très loin. C’est le seul signal que nous sommes à même d’envoyer. Plus de poudre, plus de munitions pour tirer au fusil et essayer de nous faire entendre. Pas même la possibilité de faire un feu dont la fumée pourrait signaler notre présence… Nous n’avons que les lambeaux crasseux de nos chemises, nos cris sans écho et nos gesticulations dérisoires. C’est en quinze jours le premier bateau que nous croisons. Chacun d’entre nous sait que, s’il s’éloigne sans nous voir, nous pouvons dire adieu à tout espoir de survie. Mais ce n’est pas pensable. Après tant d’infortune nous avons bien droit
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