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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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dit aussi que l’un de nous, invité à la table d’un négociant de Saint-Louis, a déclaré alors qu’on lui servait des abats de porcelet, que cela ne valait pas le « foie cru arraché d’un homme expirant sur le radeau ». Rien de moins !
    Mais je n’en veux pas plus à ces ragotins de leurs enjolivures, qu’à ce fat de Picard de déformer une vérité que, par chance, il n’a pas eu à connaître. En agissant de la sorte, il m’a persuadé de l’urgence de rédiger un rapport clair et précis de notre terrible épopée.
    Je m’y suis attelé en m’efforçant de m’en tenir aux faits. Il ne m’est certes pas facile, compte tenu de la brutalité des jours que nous avons endurés, d’écarter tout jugement subjectif, mais je veille, autant que je le peux, à maintenir mon récit à l’abri de la partialité. Cet exercice m’aide à retrouver, sinon la sérénité, du moins une forme d’apaisement. Prendre quelque recul par rapport à notre drame pour en établir la chronique est pour moi une façon de m’en échapper. Même si ce travail m’oblige à revivre chaque jour des épisodes que j’aimerais oublier. J’ai déjà noirci près de vingt pages, j’essaye de ne rien omettre. Écrire est aussi, quand je me réveille la nuit, un moyen de rendre moins pénibles les heures d’insomnie. De m’éloigner des râles et ronflements de mes compagnons et de l’irritante litanie des gros moustiques qui ne s’interrompt que quand ils vous piquent. Pour ne gêner personne, je m’installe sur une petite table dans une case en paille de sorgho réservée aux infirmiers. Je travaille à la lueur d’une lampe à pétrole que Sophie Diebo m’a procurée. Depuis que son mari est parti pour le Cap-Vert, elle vient plus souvent. Hier, en la voyant vêtue d’une simple robe de cotonnade écrue, j’ai pour la première fois depuis notre sauvetage ressenti la raideur du désir. « Guerrier blessé qui ramasse sa lance, c’est que la mort n’a pas voulu de lui », m’a-t-elle dit en riant et en s’offrant, penchée sur le bureau. J’ai effectivement eu le sentiment de revenir à la vie.
    « Savigny, toi qui as des relations ici, fais un geste pour ton ami ! Demande à ta négresse ou aux Anglais d’ici qu’on me donne une paillasse moins pourrie que cette vieille couverture qui sent le pissat et me sert de matelas ! » Corréard est mon voisin de lit. Je ne saurais dire s’il est mon ami. Je me prends parfois à douter que l’amitié soit possible avec aucun de ceux aux côtés desquels j’ai vécu ces affreux moments. Certes, nous sommes liés par le sort qui nous a jetés sur le même bateau, on parle de nous comme d’un bloc soudé, les « rescapés du radeau » mais ici comme à bord, c’est chacun pour sa peau. La solidarité de l’horreur est affaire d’intérêt, pas de cœur. C’est un peu comme si on disait à de jeunes époux : « Vous voilà unis pour le pire » et qu’il n’y ait pas de meilleur ! J’espère me tromper. Pas seulement pour Corréard, mais d’abord pour Museux, qui m’a sauvé la vie et pour lequel j’aimerais éprouver moins de reconnaissance et plus d’amitié. Je n’en ai parlé à aucun des deux ni d’ailleurs à quiconque. Nous bavardons souvent mais plus de notre lot commun que des choses de l’esprit. Corréard râle sans cesse. Ses plaies tardent à cicatriser. J’ai un instant redouté pour lui la gangrène. Mais il est de solide constitution. Museux aussi. C’est celui d’entre nous qui est le plus vaillant. Au bout de deux jours, il était sur pied. Un bandage au poignet et quelques estafilades dues au rasage de sa barbe drue et à la maladresse de l’infirmier sénégalais qui s’est chargé de l’opération sont les seules séquelles apparentes qu’il conserve de notre errance. Comme nous tous, rasé, il a aussi les joues plus claires que les tempes et le front. Il a perdu du poids, mais déborde d’énergie. Il tourne en rond, il tue le temps et attrape de grosses araignées qu’il range dans une boîte en fer : « J’en ai dix dont une qu’est grosse comme un p’tit rat. » Il a hâte de partir pour le Cap-Vert. Il souhaite rejoindre les rangs bien clairsemés de la troupe qui a déjà pris ses quartiers là-bas. En dépit de ses demandes répétées de reprendre au plus tôt du service, dont une lettre écrite par mes soins, ses supérieurs paraissent peu pressés.
    Pour ma part, on m’a annoncé voilà

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