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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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que je suis là, dans ce qu’ils appellent « l’Hospital ». En dépit de son nom anglais, c’est l’équivalent sanitaire d’une auberge espagnole : on y reçoit les soins qu’on y apporte. Et à cet effet, ma qualité de chirurgien, même si je ne suis guère au fait des fièvres tropicales, est plus appréciée que ma condition de patient. Malade-médecin, je souffre et me soigne. Je veille aussi sur mes congénères dont plusieurs, en plus de leurs maux, ont contracté la dysenterie. Nos premiers visiteurs ont été Schmaltz et Chaumareys. Les responsables de tous nos malheurs nous ont, une nouvelle fois, bien abusés. Le gouverneur et le commandant nous ont réservé un accueil de héros en présence de nombreux passagers de La Méduse et même des Anglais, qui semblaient émus aux larmes par notre odyssée. Cette compassion, à laquelle après tant de dureté nous ne sommes pas restés insensibles, ajoutée à notre santé déficiente, ne nous a pas incités à l’esclandre. J’en ai d’abord ressenti une grande frustration. Ne rien dire après tous mes serments sur le radeau, mes promesses répétées de survivre afin que soient punis ceux qui nous ont délibérément abandonnés… Je me suis traité de hâbleur et de lâche, de misérable va-de-la-gueule que l’on fait taire avec trois flatteries et deux cuisses de poulet… En écoutant le discours du gouverneur, j’ai vomi plus par dégoût de moi-même que de lui. Mais j’ai aussi mesuré dans quel état de délabrement physique et mental nous étions.
    Quand j’ai revu pour la première fois mon visage dans un miroir, mes joues creusées sous la barbe, mes cils brûlés, mes yeux enchâssés de cernes sombres et injectés de sang, mes cheveux comme de la paille, je me suis fait peur. J’ai repris depuis figure plus humaine, et j’ose espérer que ma raison n’a pas été aussi marquée que mes traits. Mais plusieurs de mes camarades ont encore des moments d’absence. L’un d’eux, devenu sourd, paraît avoir sombré dans un état d’idiotisme dont il ne revient toujours pas. Pour ma part, je suis sujet à des accès de forte fièvre et de grande excitation qui me réveillent chaque nuit avec l’illusion d’être encore sur le radeau. Moi qui étais d’humeur plutôt égale, il m’arrive d’avoir des accès d’extrême susceptibilité. La moindre contrariété peut soudain m’irriter et me faire tenir des propos qui dépassent de loin ma pensée. J’ai ainsi malmené et agoni d’injures un brave mais ennuyeux fonctionnaire rencontré sur La Méduse, un certain Picard que j’avais oublié depuis le naufrage. Las ! Sous prétexte d’écouter le récit de notre odyssée, il m’a surtout entretenu pendant des heures de son évacuation sans encombre en canot, des excellentes relations qu’il entretient avec la femme du gouverneur, et du curé-notaire-greffier qu’il tarde à remplacer. Ce qui a fini par provoquer de ma part quelques signes d’impatience et plusieurs mots de trop avant qu’il ne se décide à prendre enfin congé. J’ai appris depuis que, vexé, l’éconduit s’est vengé en daubant sur mon compte. Ce n’est guère difficile vu le mélange d’effroi et de curiosité que mes compagnons d’infortune et moi-même suscitons à Saint-Louis. Au fur et à mesure qu’enfle la rumeur sur les moyens de notre survie, nous sommes passés du statut de héros à celui de bêtes curieuses. On nous observe avec un sentiment mêlé d’horreur et de pitié.
    Sophie Diebo, la plaisante femme de chambre sénégalaise de l’épouse du gouverneur, me visite régulièrement. C’est elle qui m’a ainsi rapporté que Picard cancane auprès de sa maîtresse des « sales vilenies ». Il dit que sur le radeau « nous étions portés à des pratiques abjectes lorsque la nécessité absolue ne nous y obligeait pas encore ». À l’en croire, il ajoute aussi que « deux ou trois lieutenants » et moi, nous nous sommes « conduits comme de vrais brigands ». Mais il concède tout de même, ce qui a un peu rassuré l’aimable Sophie, que si « nous nous entre-égorgions pour nous nourrir de la chair de nos semblables » c’est que « nous étions tous en état de démence ». D’autres en ville racontent que nous avons été découverts « les mains et la bouche dégouttantes encore du sang des malheureuses victimes ». Et qu’importe que nous soyons tous cloués à nos paillasses dans ce dispensaire… On

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